Contrairement à son habitude, il laissait parler les autres. Coqdor, lui aussi, s’en aperçut, mais se garda de rien dire, se réservant d’interroger un peu plus tard son vieux compagnon d’aventures.

         Puis, les quarts ayant été distribués parmi les membres de l’équipage, ceux de la mission se remirent au travail, à la « veillée ». On dressait, d’après des documents filmés et photographiés par les caméras du scaphandre-astronef, une carte-robot, puis un globe-robot, de la planète-soleil.

        On avait beaucoup interrogé Rédo, qui répondait avec sa fougue habituelle. Mais Ariane intervint, une fois encore en tant que docteur Rommans, et enjoignit au plongeur des mondes inconnus d’aller se coucher.

         – Il est tard, Rédo… et tu dois te reposer…

         – C’est un ordre, docteur ?

         – Un ordre. J’ajoute que tu vas prendre cette pilule.

         – Un somnifère, je parie… Mais je vais dormir.

         – Tu es tellement énervé, et il y a de quoi. Obéis-moi.

         Rédo grogna un peu, puis avala le médicament. Ariane lui donna un petit baiser pour sa docilité. Enfin, il alla se jeter sur sa couchette.

         Muscat se retira bientôt, lui aussi. Une demi-heure plus tard il n’y avait plus debout, sur le Vif-Argent, que six hommes de quart, dont l’officier en second.

         L’inspecteur de l’Interplan ne dormait pas.

         Il ne s’était même pas déshabillé et demeurait dans sa cabine avec la combinaison particulière de voyage, légère et souple, l’intérieur des cosmonefs étant dès longtemps admirablement climatisé.

         Mais le policier gardait sur lui des armes, voire une paire de menottes à fermeture magnétique, qui faisait partie de l’équipement du personnel des polices interplanétaires.

         Penché sur un petit appareil de détection par le son, il était en train de le régler. Sur un cadran, un oscillographe donnait des indications en traits fulgurants et une graduation spéciale permettait de situer l’origine des phénomènes enregistrés.

         – Cette fois, je vais savoir, murmurait Muscat, pour lui-même.

         L’appareil réglé, il alluma une cigarette de faoz, tabac fort prisé à travers l’espace, et se jeta sur sa couchette, toujours habillé, prêt à tout.

         Des heures passèrent…

         Muscat fumait toujours et ne dormait pas. Rien ne se produisait et il rageait un peu. L’appareil était fidèle et tout semblait calme à bord du Vif-Argent. Il eut la tentation de faire une ronde, d’aller rendre visite aux veilleurs de la cabine de télécommunications. Mais il se ravisa. Pour le but qu’il poursuivait, il importait que tous le croient en train de dormir.

         Ainsi s’écoula une bonne partie de la nuit relative. Tout semblait calme.

         Muscat, quoi qu’il en eût, finit par sombrer dans une douce somnolence, un mégot éteint au coin de la lèvre.

         Combien de temps demeura-t-il ainsi ? Il fut réveillé en sursaut par un crépitement caractéristique. Le détecteur jetait de petites lueurs d’alerte.

         Muscat bondit et faillit avaler son mégot :

         – Ça y est, mille comètes… « Il chante »…

         Il se précipita, tourna un bouton.

         Comme sur un poste de radio où le contact est mis, mais où le poste n’était pas encore en ligne, l’émission monta brusquement.

         Muscat, pâle d’émotion, écoutait.

         Ce chant, car c’était un chant, à quoi le comparer ?

         Jamais, sans doute, il n’en retentissait de semblable à travers les mondes, parmi les peuples planétaires. Aucun Galaxien « normal » ne pouvait émettre de tels sons. Ils étaient inhumains, vraiment, d’une fréquence exceptionnelle. Un homme ? Une femme ? Muscat eût penché pour un homme, bien que la hauteur de certaines harmoniques ne puisse être engendrée par des cordes vocales masculines à l’état normal.

         Muscat écouta un instant.

         Il ne pouvait douter. C’était bien là une mélodie fantastique telle qu’il avait pu en capter par bribes, sans arriver à en situer l’auteur.

         Et, incontestablement, c’était à un tel chant que Hans Wekinson avait fait allusion. C’étaient de telles notes, mystérieusement jaillies à bord d’un cosmonef, qui risquaient de le perdre dans la sphère noire entourant la planète-étoile où brûlait le fantastique et titanesque flambeau.

         Mais, aussi, ne fallait-il pas admettre que celui qui chantait ainsi à bord du Vif-Argent, tout comme le Martien H’Thor à bord du Kondor, n’agissait que pour attirer le cercle fulgurant sur l’astronef ?

         Muscat était brave et, depuis longtemps, son dur métier avait quelque peu entamé sa sensibilité.

         Mais son cœur se serrait à l’idée de découvrir, parmi ses camarades, le traître, l’infâme qui, partageant avec tous la vie commune, riant et plaisantant, et acceptant les mêmes dangers, n’en jouait pas moins ce rôle abominable.

         Il eut un grognement de rage contre lui-même. Il fallait arracher le masque, et bien vite.

         Il régla des fréquences, tourna des boutons, en souhaitant de n’avoir pas perdu de précieuses secondes.

         – S’il allait se taire…

         Mais « il » chantait toujours, et le détecteur apportait l’écho à Muscat qui sans doute en ce moment était le seul à pouvoir capter la chanson fatale.

         Il orienta l’aiguille d’un cadran, vérifia ses coordonnées.

         Il ne sembla pas surpris. Mais une expression horrifiée passa, très brièvement, sur les traits de l’inspecteur de l’Interplan.

         Il murmura :

         – Ainsi… je ne m’étais pas trompé… C’était donc… lui…

         Il se leva rapidement, bloqua l’appareil et courut hors de sa cabine.

         Par l’interphone, Ariane l’entendit l’appeler :

         – Docteur Rommans… Docteur Rommans…

         Ariane avait le sommeil léger des praticiens, toujours prêts à se précipiter au secours de leurs semblables.

         Vivement, elle se dressa sur sa couche :

         – Oui… je viens. Un malade ?

         – Non, Ariane. Mais je vous en prie, silence. C’est moi, Muscat…

         – Qu’y a-t-il donc, ami ?

         Elle enfilait à la hâte une blouse par-dessus ses sous-vêtements et parut, tout ébouriffée.

         – Pardon, Ariane… Mais, en ce moment, le traître chante, à bord du Vif-Argent, pour perdre le cosmonef…

         – Dieu du Cosmos. Est-ce donc possible ?

         – Vous êtes forte. Aidez-moi. Il me faut un témoin pour le confondre.

         – Un instant…

         Il lui fallut cinq secondes pour s’emparer d’un pistolet à inframauve, prévu dans la panoplie du médecin de mission interstellaire.

         Muscat la remercia d’une inclinaison de tête et ils partirent à travers les couloirs.

         Les cabines se suivaient et ils n’eurent pas loin à aller.

         Voyant la porte devant laquelle le policier s’arrêtait, Ariane devint livide :

         – Muscat, non !…

         – Écoutez, Ariane, et… pardonnez-moi de vous faire mal.

         Elle se pencha, guidée par lui, appuya son oreille contre la serrure magnétique, qui vibrait doucement.

         – Le chant, râla-t-elle, le chant maudit…

         Elle se redressa :

         – Muscat, c’est un cauchemar. Ce n’est pas possible…

         – J’ai voulu, Ariane, que ce soit vous qui démasquiez le traître…

         Une flamme passa dans les yeux du docteur Rommans.

         Elle abaissa son pistolet et détruisit, désintégra la serrure.

         Suivie à un pas par Muscat, elle entra dans la cabine. Un homme, assis sur sa couchette, dans le noir, chantait l’étrange mélodie.

         Une sonnerie formidable explosa littéralement, venant du poste des observateurs spatiaux. Et, par les interphones, une voix hurla :

         – Alerte, Vif-Argent ! Alerte, Vif-Argent ! Ligne fulgurante sur l’horizon. Alerte, Vif-Argent ! Alerte, Vif-Argent !

         Partout, on remuait, on s’éveillait en sursaut, et des hommes couraient déjà dans les couloirs, à demi vêtus, vers les postes de combat.

         Mais Ariane et Muscat, bouleversés tous les deux, et résolus, pénétraient dans la cabine du traître qui, surpris sans doute de leur incursion et de l’alerte qui éclatait, venait lui-même d’allumer le néon magnétisé.

         Il clignait des yeux en les regardant, comme s’il ne les reconnaissait pas, comme s’il sortait du sommeil sans se rendre compte de l’horreur de sa conduite.

         Car il était hors de doute que le chant mystérieux provoquait l’apparition du feu inconnu qui avait déjà dévoré le Kondor, et fonçait sur le Vif-Argent.

         Et cet homme, c’était Rédo Marek, le fiancé d’Ariane.

        

        

        

        

CHAPITRE IX

        

         – Non ! ce n’est pas vrai… Rédo… Pas toi ! Pas toi…

         Il n’y avait plus de docteur Rommans, chef d’une mission médicale interstellaire.

         Ariane n’était qu’une femme. Une femme affolée, déchirée, qui venait de découvrir que celui qu’elle aimait, trahissait le navire et son équipage et, par des moyens fantastiques, d’origine inconnue, attirait sur eux une force effroyable, venue on ne savait d’où, dans ce monde de vide et de nuit. Rédo la regardait, sanglotant, en proie à une crise terrible, qui contrastait avec son caractère habituel :

         – Ariane… Mais qu’y a-t-il, mon amour ? Je veux…

         Il s’avança pour la prendre dans ses bras. Elle recula, horrifiée :

         – Non, ne me touche pas…

         Des cris éclataient. Tout le tintamarre du branle-bas de combat à bord du Vif-Argent.

         Robin Muscat estima qu’il n’y avait pas de temps à perdre :

         – Cela suffit, Marek… Ma chère Ariane, pardonnez-moi de vous avoir infligé cette torture. Mais vous aviez le droit de savoir, la première…

         – Vous avez raison, dit Ariane, avec netteté.

         Elle se reprenait, au prix d’un prodigieux effort sur elle-même. Rédo, qui semblait ne pas comprendre, enfilait à la hâte son équipement de combat.

         – Mais par tous les bolides du Cosmos, hurlait-il, que voulez-vous dire, tous les deux ? Que se passe-t-il ? Il y a alerte. Je dois aller à mon poste et…

         – Assez ! coupa Robin Muscat. Et ne prenez pas vos armes, je vous prie. Il braquait son pistolet sur Marek, qui le regarda, abasourdi.

         – Inspecteur, je…

         – La comédie est finie, Marek. Le docteur Rommans est témoin.

         Ariane fit signe qu’elle était d’accord. Déjà, la courageuse jeune fille séchait ses larmes.

         Rédo bondit et se heurta au pistolet que Muscat lui appliquait contre la poitrine :

         – Vais-je savoir ce que cela signifie ? De quoi m’accusez-vous ?

         Sans lâcher l’arme, Muscat, de sa main libre, sortit un petit objet de sa poche et, d’un doigt, fit fonctionner une commande. Il y eut un déclic.

         – Écoutez, Marek… Écoutez cela, et cessez de croire que nous sommes absolument idiots…

         La voix de Rédo Marek s’éleva. Du moins cette voix bizarre, inhumaine, qu’il avait prise pour émettre l’incroyable signal.

         C’était le micromagnéto. L’inspecteur de l’Interplan avait tout bonnement enregistré le chant fatal qui attirait les cercles fulgurants.

         Abruti, le jeune homme écoutait :

         – Et alors ? En quoi cela me concerne-t-il ? Robin Muscat haussa les épaules :

         – Je sais bien qu’il est difficile de reconnaître votre organe habituel… Mais Mlle Ariane, je veux dire le docteur Rommans, a pu constater comme moi…

         – Mais quoi ? vociféra Rédo, qui bouillait, ne pouvant avancer en raison du pistolet à inframauve qui le tenait en respect.

         Ariane, elle aussi, gardait son arme à la main. Une horreur indicible se lisait sur ses traits, tandis qu’elle regardait Rédo.

         Par l’interphone, une voix prononça :

         – Plongeur Marek. Plongeur Marek. À votre poste…

         Rédo fit un mouvement. Muscat le coupa :

         – Ne bougez pas. Je vous arrête. Et, tourné vers l’interphone, il cria :

         – Capitaine Hugues, Capitaine Hugues ! Ici Muscat. J’ai arrêté le chanteur traître. C’est…

         Il cria de douleur, tandis qu’une main vigoureuse lui broyait le poignet. Rédo, d’une passe de judo apprise des Terro-Nippons, se débarrassait du pistolet, qu’il faisait sauter.

         Mais Muscat, lui aussi, était rompu aux sports de combat. En un instant, les deux hommes roulèrent sur le plancher de la cabine, aux pieds d’Ariane effarée. Ils luttaient, ils cognaient dur, ils multipliaient les prises qui les faisaient ahaner, crier de douleur, se relever à demi et s’écrouler encore.

         Ariane ferma les yeux et dut s’appuyer au mur. Pour elle, c’était beaucoup, c’était trop.

         Mais le vacarme continuait. Le navire se mettait en état de défense, bien que le capitaine Hugues et ses officiers aient déjà compris à quel ennemi ils avaient affaire.

         Dans l’espace, sur la ligne circulaire de l’horizon noir, la ligne fulgurante apparaissait, exactement conforme à la description qu’en avait faite Hans Wekinson, après la catastrophe du Kondor.

         Hugues faisait mettre son artillerie thermique en batterie, persuadé qu’il allait lutter inutilement, que le Vif-Argent était condamné d’avance. Comme plus d’un matelot des étoiles, il savait qu’un certain jour les aventuriers de l’espace se heurtent à une force inconnue, d’une nature ignorée des autres mondes, et que cette force est la plus forte, justement parce qu’on ne saurait en déterminer l’origine.

         Il pensait cela, le brave Hugues. Mais il demeurait à son poste, criait ses ordres par les interphones, mettait tout son monde en état, et s’énervait de la carence du plongeur Marek.

         Il blêmit en entendant la voix de Muscat, mais sans comprendre encore.

         Cependant, dans la cabine, le pugilat continuait.

         Ariane ne voulait pas, ne pouvait intervenir. Elle voyait les deux hommes, comme un nœud reptilien, rouler à ses pieds, se donnant des coups terribles, s’essoufflant, utilisant les passes les plus subtiles, les bottes les plus savantes.

         Rédo était jeune, souple, nerveux, fougueux. Mais il ne pouvait dominer Muscat, plus mûr, plus pesant, et avant tout plus maître de lui.

         Soudain, quelqu’un entra en coup de vent, se précipita sur les combattants et une poigne irrésistible les arracha l’un à l’autre.

         Rédo se retourna vers l’inconnu pour cogner, aveuglé par son emportement. Il reçut un choc si violent qu’il chancela, tandis que Muscat, prêt à faire face lui aussi, grondait :

         – Ah ! Chevalier, si vous saviez…

         – Je sais. J’étais près du capitaine quand vous avec crié dans l’interphone. Ainsi, c’est lui…

         – Oui.

         Ariane, toujours accotée à la paroi, recommença à sangloter.

         Marek se frottait le menton. Il se releva tant bien que mal, vit face à lui Muscat et Coqdor. Il pensa qu’il était inutile de se jeter sur eux. Un homme seul ne pouvait guère espérer vaincre ces deux-là réunis. Il les regarda, et regarda Ariane.

         Dans l’infernal tohu-bohu qui agitait toujours le Vif-Argent, et dont les échos parvenaient dans la cabine par l’interphone, ils entendaient encore le micromagnéto, tombé à terre pendant la bagarre, et qui continuait à répandre les singulières harmoniques émises par le gosier de Rédo.

         Coqdor se baissa, et ramassa le petit appareil.

         La bande arrivait au bout, et la voix mourut. Rédo prononça, tout en reprenant sa respiration :

         – Je comprends… Vous m’accusez d’avoir chanté le chant mystérieux qui perd les astronefs… C’est faux… Je suis innocent…

         Il y eut un tout petit silence. Et Muscat, qui haletait lui aussi, redit :

         – Je vous ai détecté, Marek. Puis je suis venu ici avec le docteur Rommans, et nous vous avons entendu. Vous ne pouvez nier.

         Rédo regarda Ariane :

         – Toi, râla-t-il, toi aussi, tu m’accuses ?

         Elle se raidit, fit effort pour parler. Enfin, elle dit :

         – Oui, Rédo. L’inspecteur a raison. Je t’ai entendu. Tu chantais, tu chantais cette mélodie incroyable… Tu la chantais assis sur ton lit…

         Rédo eut un geste fataliste :

         – Alors… si tu es contre moi…

         La voix de Hugues résonna dans l’interphone :

         – Inspecteur Muscat, Chevalier Coqdor ?

         – Oui, dit Coqdor. Je vous rejoins dans un instant, Hugues. Où en sommes-nous ?

         – Je fais tirer sur le cercle de feu.

         – Bien. Je vous rejoins.

         Ils sentirent toute la carène du cosmonef qui vibrait. Les formidables jets inframauves trouaient l’espace.

         Coqdor murmura :

         – Ariane… Voulez-vous nous laisser ? Vous êtes médecin. Et en ce moment l’astronef a besoin de vous.

         Elle fit oui de la tête et sortit. Coqdor ferma derrière elle la porte de la cabine.

         – Que voulez-vous faire ? demanda Muscat. Le chevalier de la Terre eut un pâle sourire :

         – Faites-moi confiance encore une fois, Muscat.

         Et, avec un signe d’assentiment de Muscat, il s’avança vers Rédo.

         Le jeune homme, les bras croisés, s’était appuyé à la paroi. Les yeux baissés, le visage livide, il ne disait rien. Il était accablé par le témoignage d’Ariane. Rien, semblait-il, ne l’intéressait plus.

         Coqdor posa les mains sur ses épaules :

         – Rédo Marek…

         Il dut répéter trois fois son nom, entre les vibrations des tubes à inframauve, qui tiraient inutilement contre le cercle de feu qui se rapprochait. Finalement, Rédo leva la tête. Coqdor vit son regard morne, absent :

         – Que me veut-on ? Je suis coupable, paraît-il. Ariane elle-même le dit. Alors tuez-moi, ce sera plus simple.

         – Rédo Marek, dit posément Coqdor, la Loi de l’espace nous autorise en effet à vous faire désintégrer vivant, puisque vous êtes confondu, mais je veux être sûr de votre culpabilité.

         Muscat bondit :

         – Coqdor… Je vous dis que je l’ai entendu… et le micromagnéto

         Sans lâcher les épaules de Marek, Coqdor répondit :

         – Je ne doute pas de votre parole, Muscat. Je sais que c’est vrai. Mais je pense qu’à bord du Kondor, le Martien H’Thor, mourant dans le feu vivant, criait encore son innocence.

         Une couleur de vie parut sur les joues blêmes de Rédo Marek :

         – Chevalier, Chevalier, est-ce que vous croiriez que…

         – Je ne crois rien, mon jeune ami. Je veux savoir. Silence…

         Rédo le regarda, un espoir fou dans les yeux. Muscat, lui, se taisait. Il venait de comprendre ce que voulait faire le chevalier Coqdor.

         Coqdor ne bougeait plus. Maintenant toujours Rédo d’une très légère pression de main sur les épaules, il le regardait dans les yeux. Et le jeune Vénusien se sentait littéralement transpercé par l’esprit incroyable qui émanait des yeux verts du chevalier de la Terre.

         Coqdor n’était quasiment plus en lui-même. En pensée, grâce à son formidable entraînement télépathe, il se transportait dans le cerveau de Rédo Marek. Il pénétrait en lui, il s’unissait intimement aux innombrables circonvolutions méningées, et son esprit épousait l’esprit même de Rédo.

         Le Vénusien ne bougeait plus. Il se laissait faire. Il avait compris que cela était nécessaire et lui apportait un élément inédit, après qu’il eut abandonné la lutte, sur le témoignage d’Ariane.

         Muscat les regarda, dressés l’un en face de l’autre, immobiles comme d’étranges statues de chair.

         Puis il vit les visages se détendre. Les mains de Coqdor glissèrent des épaules de Marek. Les yeux verts clignèrent un peu et le chevalier se tourna vers l’inspecteur.

         – Eh bien, Chevalier ?

         – Eh bien, Inspecteur… Je ne trouve rien.

         Muscat gronda :

         – Il vous trompe… Il vous trompe même en pensée… Il connaît le secret du chant mystérieux. Je m’en doutais. J’ai noté, tout simplement, que les refrains maudits avaient cessé pendant la période de sa plongée. Il est allé là-bas, dans la planète-soleil, chercher les ordres de ses maîtres, près du grand Flambeau…

         Rédo se mordait les lèvres au sang pour ne rien dire. Coqdor reprit, lentement :

         – Il connaît la chanson mystérieuse, c’est vrai, Muscat. Je l’ai vérifié dans son cerveau… Mais Il NE SAIT PAS D’OÙ ELLE VIENT.

         Muscat haussa les épaules. La voix de Hugues les appela encore :

         – Le danger se rapproche… Muscat, Coqdor, venez… Nous avons une décision à prendre…

         – Du nouveau ? cria Coqdor.

         – Oui. Le bombardement thermique n’entame pas le cercle fulgurant, qui se resserre. Du moins avons-nous noté un phénomène que n’a pas relaté Hans Wekinson. Nous avons envoyé de petites bombes atomiques. Elles non plus ne brisent pas le cercle. Du moins notons-nous qu’à chaque passage, le trait fulgurant, pendant une seconde, se forme autour du projectile, le force à éclater, et reprend immédiatement sa forme initiale…

         – Dieu du Cosmos, cria Coqdor. Nous pourrions peut-être sauver le Vif-Argent.

         – Comment ? demanda Muscat, qui suait d’angoisse, tout en demeurant en apparence impassible, tant était grande sa volonté.

         Hugues, là-bas, de la cabine, demanda aussi :

         – Oui… comment, Coqdor ?

         – En lançant un canot, par exemple… qui ferait office de catalyseur, et attirerait sur lui ce feu vivant, comme le font les bombes atomiques avant d’exploser.

         – Quelle idée ! Formidable, Coqdor. Mais celui ou ceux qui conduiraient le canot seraient sacrifiés.

         – J’en ai peur.

         – N’ayez donc pas peur, lança quelqu’un.

         Coqdor se retourna. Mais on le bouscula si bien qu’il ne put réagir et Muscat et lui virent Rédo s’élancer dans le couloir et disparaître.

         – Mais où va-t-il ?

         – Ah ! rugit Muscat, je savais bien qu’il trahissait… Venez, Coqdor. Appelez Râx. Il nous aidera…

         Coqdor serra les poings et ses yeux verts jetèrent un éclair. Mais il ne dit rien, peu convaincu malgré tout.

         Pourtant, il se précipita à la suite de l’inspecteur. Tous deux cherchaient le plongeur, mais il avait déjà disparu.

         Muscat pria Coqdor de se servir du pstôr. Avec son instinct subtil, le bouledogue chauve-souris aurait tôt fait de détecter Rédo, dans quelque endroit ou ceux qui conduiraient le canot seraient sacrifiés.

         Le chevalier acquiesça et alla appeler son monstre favori. Pendant que Muscat, par les interphones, appelait le capitaine :

         – Hugues… Il faut arrêter le félon qui nous perd… C’est Marek. Donnez ordre à tous de l’arrêter, de l’abattre s’il résiste.

         Râx, hélé par son maître, puis muni par lui d’un simple ordre mental, siffla sur un mode particulier, huma l’air et battit de ses ailes membranées.

         Il tourna un instant et fonça vers l’arrière de l’astronef.

         – Vers les canots ? Il doit être par là.

         – Par tous les diables de la Galaxie, il veut nous fausser compagnie avant que le feu vivant ne nous ait tous fait périr… le sourire aux lèvres, comme ceux du Kondor.

         Muscat se précipita après ces paroles, bien décidé à désintégrer Rédo à vue pour lui interdire de fuir. Coqdor courait près de lui et le pstôr, devant eux, montrait le chemin.

         En arrivant devant le département des canots, tous alignés sur leurs rampes de lancement, prêts à être catapultés dans l’espace, ils furent surpris.

         Il n’en manquait aucun.

         Mais ils entendirent le vrombissement d’un sas en train de fonctionner.

         Muscat tonna :

         – Le salaud ! Je comprends… Il saute dans le vide… avec son scaphandre-astronef. Par subespace, il fout le camp vers la planète-soleil.

         Aux hublots, ils virent.

         Muscat ne s’était pas trompé. Sans utiliser de canot, Rédo avait seulement enfilé l’armure qui le rendait autonome, et lui permettait de se lancer d’un bout de la Galaxie à l’autre si cela lui chantait.

         – Il nous nargue, rageait l’inspecteur.

         Ils voyaient le plongeur évoluer, comme un poisson du vide. Mais ils étaient fascinés par le cercle fulgurant, très proche maintenant, qui formait, dans l’espace noir, un grand anneau éblouissant, cherchant à s’équilibrer dans l’axe du Vif-Argent.

         La voix de Hugues les héla :

         – Coqdor, Muscat, venez vite… J’ai un message de Marek…

         Ils se hâtèrent vers le poste de commandement, suivis de Râx qui courait sur ses ailes repliées, et n’en perdait pas pour cela sa vitesse.

         – Écoutez-le, cria le commandant de l’astronef, près duquel se tenait Ariane.

         Dans un micro, une voix résonnait, celle de Marek, qui émettait par l’appareil de son scaphandre-astronef :

         – … Innocent, je le dirai jusqu’à la mort. Je mourrai en conscience et vous aurez la preuve de ma bonne foi. Vous vouliez un volontaire, Capitaine, pour catalyser le cercle de feu, ainsi que le souhaitait le chevalier Coqdor ? Soyez satisfait. Je suis ce volontaire… Dieu veuille que je puisse vous sauver tous. Adieu, Ariane… Tu m’accuses, mais je t’aime encore.

         Ariane jeta un cri et tomba dans les bras du chevalier.

         Hugues venait de faire fonctionner un écran de sidérotélé. Ils voyaient le vide, le grand espace noir entre le Sagittaire et la Galaxie proprement dit.

         Et le plongeur spatial, seul, fragile, perdu, qui piquait droit vers le cercle fulgurant, cherchant à l’attirer sur lui pour sauver le Vif-Argent.

        

        

        

        

CHAPITRE X

        

         Pauvre petit point perdu dans l’espace, mais cependant visible depuis le Vif-Argent, Rédo n’était rien, ou pas grand-chose, dans l’immensité vide.

         Il allait, flèche vivante, évoluant avec grâce et facilité, parfaitement libre de mouvements en raison de la perfection à laquelle était parvenue la fabrication des scaphandres spatiaux. Celui-là lui permettait de s’échapper, de plonger dans les mystères du subespace. Mais il n’en faisait rien. Il ne cherchait à s’évader, ni vers la planète où brûlait le grand flambeau, ni vers G-775 ou quelque autre monde des constellations voisines. Il fonçait vers son but, qui était, dans son esprit, le salut de l’astronef.

         Il voulait attirer sur lui cette foudre insensée, donner sa vie pour se racheter aux yeux de ceux qui le soupçonnaient. Les sauver tous, pour démontrer son innocence.

         Sauver Ariane…

         Il allait, plus rapide mille fois que l’oiseau le plus vif, vers la couronne de feu éblouissant qui encerclait le cosmonef à une distance de quelques miles tout au plus. Du navire, Ariane, Coqdor, Muscat et les autres le voyaient toujours, étrange poisson argenté de cet aquarium géant où régnait l’obscur.

         Et l’immense cercle de feu faisait ressortir encore la profondeur noire de la sphère où roulait, très lointaine, la mystérieuse planète-soleil.

         Rédo avait fait le sacrifice de vie. Mais, au fur et à mesure qu’il se rapprochait du cercle de feu, il sentait son cœur battre, il éprouvait une exaltation intense, il revivait les instants déjà connus lorsqu’il avait survolé le grand flambeau.

         Il ne doutait pas que le cercle fulgurant ne fût de même nature que l’incompréhensible torche. Il n’en pouvait situer les dimensions, d’ailleurs. Tantôt cela lui paraissait seulement une ligne, mince comme un fil porté au blanc, striant les gouffres noirs qui l’entouraient, et tantôt il lui semblait que cela formait une barrière, un rempart immense, occultant tout l’horizon ténébreux, si bien que, voyant cela partout, il pouvait se croire perdu au centre d’un globe de feu qui allait l’écraser de sa masse.

         Mais il réalisait cependant que la distance diminuait, que le cercle n’était qu’un cercle, qu’il se rétrécissait et que, jusqu’alors, lui, Rédo, plongeur autonome, et l’astronef Vif-Argent, se trouvaient à l’intérieur de ce cercle.

         Rédo cherchait l’attaque. L’ennemi était de taille, insaisissable, fuyant et menaçant à la fois, démesuré et trop fort, un million de fois trop fort pour un seul homme.

         Pourtant, l’homme seul luttait encore, tourbillonnait, cherchait l’angle le plus favorable pour se précipiter sur cette masse fulgurante et qu’il sentait vivante, frémissant d’une vitalité inconnue semblable à celle du flambeau.

         Ariane, après son étourdissement, s’était précipitée vers l’écran. Avec l’état-major du Vif-Argent, elle continuait à le suivre des yeux. Il lui apparaissait encore, bien qu’il fût à plusieurs milliers de mètres. Mais le cercle rapprochait son immense anneau de la carène de l’astronef et Rédo lui aussi revenait, enserré dans l’incroyable fulgurance.

         – Il revient, murmura Coqdor. Que cherche-t-il donc ?

         Ils le virent foncer soudain sur la masse même du feu vivant, et, phénomène surprenant, le serpent de feu parut osciller, du moins localement, mais sans se rompre. Rédo, lancé comme une flèche, frôla l’incandescence sans y tomber.

         On eût juré — et Coqdor le fit remarquer tout haut — que le cercle fulgurant avait volontairement évité le contact du plongeur, comme pour le protéger.

         À plusieurs reprises, ils virent se poursuivre les figures de ce ballet fantastique. Rédo voulait atteindre le feu vivant, s’y précipiter de tout son être. Chaque fois, l’anneau se déformait légèrement à cet endroit, qui eût dû normalement être celui du contact. Et Rédo se retrouvait dans l’espace, indemne, mais toujours à l’intérieur du cercle qu’il ne pouvait ni atteindre ni dépasser.

         Et il récidiva, une, dix, vingt fois, s’épuisant en cette lutte inégale, fonçant toujours, piquant comme un javelot humain, au risque immanquable d’être consumé par l’ardeur du feu vivant s’il l’effleurait seulement.

         Mais toujours, le cercle lui sauvait la mise malgré lui, en modifiant légèrement la forme même de l’anneau de feu. Et Rédo repartait, comme une torpille à la dérive, après avoir manqué son but.

         Hugues avait fait brancher de nouveau le contact radio. De la cabine de commandement du Vif-Argent, ils pouvaient l’entendre respirer, haleter même, essoufflé de cette poursuite dans le vide, succédant au pugilat qu’il avait dû soutenir contre le vigoureux Robin Muscat.

         Ariane, un peu remise, criait, dans le micro :

         – Rédo. Tu te sacrifies inutilement. Rédo, je t’aime. Rédo, je crois en toi. Je sais que tu es innocent. Reviens, je t’en supplie.

         Mais il fonçait, repartant toujours pour tenter de réaliser le contact.

         Et le feu se dérobait encore.

         – Rédo !… suppliait Ariane dans le micro.

         Les autres ne disaient rien. Le capitaine Hugues ne savait que faire. Coqdor, bouleversé, songeait qu’il n’avait trouvé aucune pensée coupable dans l’esprit de Rédo. Quant à Robin Muscat il demeurait sombre.

         Il assistait à un incroyable acte d’héroïsme, il constatait en Rédo Marek une volonté de sacrifice d’une beauté surhumaine. Pourtant, l’homme de la police de l’espace n’était pas convaincu. Il se disait que, peut-être, le fiancé d’Ariane, conscient d’avoir trahi et perdu le navire, cherchait à se racheter dans la mort, ou à finir dans une apothéose, pour laver sa faute dans leur jugement à tous, et en particulier celui d’Ariane.

         Mais les contrôles étaient formels et d’ailleurs, à l’œil nu, tous pouvaient constater que le drame allait vers son dénouement.

         En effet, pendant les folles évolutions du plongeur de l’espace, le cercle de feu vivant avait encore largement restreint son diamètre. Il était à moins d’un demi-mile du cockpit du Vif-Argent.

         Et tous commençaient, comme ceux du Kondor, à en ressentir les mirifiques effluves.

         Bien qu’ils pussent se croire promis à une fin prochaine, ils se sentaient heureux de vivre. Tous leurs maux, des plus graves aux plus bénins, s’évanouissaient comme par enchantement. Aucune pensée de tristesse, aucun souci ne demeurait dans leurs cerveaux. On entendait des matelots chanter, tout en restant aux postes de combat. Muscat se surprit, rageur, à fredonner une vieille rengaine de la Terre.

         Hugues était serein, avec la certitude de voir périr son navire et ceux dont il avait la responsabilité. Ariane, souriante, quasi extatique, suivait du regard les suprêmes efforts de Rédo, qui inlassablement, se jetait contre la masse fulgurante qui lui échappait toujours.

         Coqdor, debout devant l’écran, sentait son sang battre dans ses artères, son cœur se gonfler d’une joie inconnue et incompréhensible. Jamais sans doute le chevalier de la Terre, qui avant tant vu de choses dans l’espace et à travers les mondes, n’avait eu une telle conscience de vivre, et n’en avait éprouvé une telle satisfaction.

         Près de lui, Râx sifflait joyeusement, bondissait à travers la cabine, et manifestait son amitié aux uns et aux autres en sautant après eux, voire en voletant et en les enveloppant de ses grandes ailes membraneuses, tout en les gratifiant de grands coups de langue, signe chez lui de manifestation d’affection.

         Ils étaient enivrés, grisés, euphoriques au possible, comme tous ceux que portait le navire qui allait mourir.

         Et aussi comme Rédo qui, toujours dans le vide, s’acharnant à joindre le cercle de feu vivant, était baigné de sueur dans son scaphandre, mais se sentait toujours plein de vie, de force, d’espérance, alors qu’il avait le dessein de périr pour ceux qui avaient douté de lui.

         Le feu fut plus proche encore. La joie, à bord du Vif-Argent était à son comble. Ariane, Muscat, Hugues, Coqdor, esprits positifs, férus de rationalisme scientifique, conscients de la véracité des choses, se rendaient parfaitement compte qu’ils subissaient, non une hallucination, mais une sensation collective d’hypersensibilité.

         Ils continuaient à raisonner, admirant l’action héroïque de Rédo Marek, constatant le resserrement du cercle autour du navire, et pouvant penser avec quelque raison que la fin de l’astronef n’était plus qu’une question de minutes.

         On entendait les refrains et les rires de l’équipage, plus joyeux que jamais alors que la mort était proche. Et Râx ne cessait pas ses gambades et ses sifflements satisfaits.

         Alors ils virent soudain que Rédo changeait de tactique.

         Le cercle, à moins de deux cents mètres, séparait l’astronef et le plongeur de l’horizon cosmique.

         L’homme seul, comprenant que le feu refusait et refuserait jusqu’au bout de se laisser toucher, tentait une manœuvre désespérée, peu rationnelle, comme toutes les choses qui prennent source dans la carence d’espoir.

         Il se lançait, à une vitesse folle, le long de la barrière de feu, comme s’il eût voulu se trouver partout où brillait l’étrange rempart. Il en épousait la courbe, allant de plus en plus vite, propulsé par les puissants réacteurs du scaphandre-astronef. Bientôt, il ne fut plus qu’un jet brillant, perceptible à l’œil, puis un point et, finalement, tournant à une allure insensée, il disparut aux regards d’Ariane et de ses compagnons.

         – Dieu du Cosmos, murmura Coqdor, que cherche-t-il donc ?

         Ils ne le voyaient plus. Du moins, par les appareils ultra-sensibles, pouvaient-ils encore détecter sa présence. Le sidéroradar le révéla nettement.

         Sur le sombre écran, on pouvait voir l’anneau de feu, striant l’horizon noir et, tout au long, le point figurant l’homme qui tournait, tournait, si vite à présent qu’il formait, sous le regard humain, un véritable cercle aussi précis que celui du feu vivant.

         Comme un étau, l’anneau enferma le Vif-Argent, à moins de cent mètres cette fois.

         L’astronef se trouva pris dans l’axe diamétral de ce cercle maudit. Un instant encore et, sans doute serait-il atteint par le feu, totalement détruit, avec son équipage.

         Hugues comprit qu’il fallait courir aux canots. Il en donna l’ordre, ne pouvant sauver son navire.

         Muscat et Coqdor, s’arrachant à la griserie euphorique, tentèrent d’entraîner Ariane. Mais elle les repoussa :

         – Non ! Que m’importe de vivre ! Rédo va mourir…

         Ils voulurent la forcer. Alors il se passa une chose insensée.

         Ils le virent sur l’écran de sidéroradar. Le grand anneau bascula tout à coup sur lui-même, se resserra incroyablement autour d’un point que ce mouvement semblait avoir brusquement immobilisé dans l’espace.

         Coqdor hurla :

         – Il a réussi…

         Ils comprirent que c’était vrai. Rédo avait forcé le cercle de feu à se resserrer enfin sur lui, libérant ainsi le Vif-Argent.

         Ils coururent à l’écran de sidérotélé. Ils le virent, à l’œil nu, très distinct, environné d’une auréole de flammes.

         Il apparaissait éblouissant, dans le scaphandre de métal souple qui brillait comme une armure des vieux chevaliers de la Terre, les ancêtres moraux de Bruno Coqdor.

         Ariane cria quand l’anneau entoura l’homme, parut le dévorer…

         Puis le feu vivant s’évanouit, spontanément. Il n’y eut plus rien.

         Muscat, penché sur l’écran, criait :

         – Mais il est encore là… Je le vois… Le feu ne l’a pas consumé…

         Ariane le bouscula, se mit à hurler :

         – C’est vrai… Il faut le sauver. Capitaine Hugues ! Un canot, des plongeurs… je vous en supplie…

         Ils titubaient tous, sortant brusquement de l’immense fantasmagorie. Ils n’étaient plus physiquement éblouis. Ils ne ressentaient plus rien. Ils avaient été arrachés à leur griserie, spontanément, sans préparation. Et ils retombaient dans la réalité. Ils ressentaient de nouveau les petites vicissitudes de l’existence. Ils se retrouvaient matériels, biologiquement vrais, avec des pensées naturelles.

         Mais ils vivaient.

         Et il n’y avait plus de cercle fulgurant dans l’espace.

         On voyait toujours le scaphandre-astronef, qui flottait, maintenant, isolé, abandonné, solitaire, dans l’immensité noire.

         Ariane, par le micro, lui criait :

         – Rédo ! Réponds-moi… Comment es-tu ? Tu es blessé ? Tu as souffert. Je t’en prie. Un mot… un seul mot…

         Mais Rédo ne répondait pas.

         Une angoisse insensée s’emparait de l’âme d’Ariane. Hugues, cependant, faisait diligence. Un canot était mis à l’espace. Coqdor avait tenu à y prendre place personnellement, laissant Ariane aux bons soins de Muscat. Et trois matelots du Vif-Argent, munis de scaphandres pour plongée, montaient le petit bâtiment.

         Bientôt, Coqdor se trouva dans le vide noir et nu. Il avait lui aussi enfilé une combinaison pour se jeter dans l’espace. Il savait parfaitement s’y comporter. Et, autour de lui, il constatait qu’on ne voyait plus rien, sinon de rares étoiles de première magnitude encore vaguement apparentes, dans des azimuts variés.

        Devant lui, il distinguait plus nettement le Sagittaire. Et il savait que par là, perdue dans le gouffre immense, tournait la planète-soleil qui emportait le grand Flambeau.

         « Nageant » dans le rien, avec deux des marins, il arriva à hauteur du scaphandre-astronef.

         Il atteignit Rédo Marek, le toucha, le prit par le bras, l’attira à lui.

        À travers le casque de dépolex, le visage du jeune homme était très visible.

         Les traits détendus, il semblait dormir. Une expression de bonheur flottait encore sur ses traits.

         Mais Coqdor avait assez d’expérience pour ne pas s’y tromper. Et, dans son propre scaphandre, il murmura, pour lui seul :

         – Pauvre Ariane… Il a donné sa vie pour qu’elle continue à l’aimer après la mort…

         Aidé des marins, il remorqua l’armure flottante jusqu’au canot. Là, il ouvrit rapidement le scaphandre-astronef. Penché sur Rédo, il posa l’oreille contre sa poitrine.

         – Le cœur ne bat plus, dit-il tristement.

         Quelques instants après, le canot spatial rejoignait le Vif-Argent. Dès que l’engin fut relogé dans son alvéole initial, les plongeurs parurent, amenant avec de pieuses précautions le corps de Rédo Marek.

         Ariane les regardait, entre Hugues et Muscat. Râx, près d’elle, se mit soudain à siffler sur un mode lugubre, et ce cri animal se fondit en une sorte de sanglot qui faisait mal à entendre.

         La jeune doctoresse, la voix blanche, prononça :

         – Chevalier, il est…

         – Oui, Ariane, dit gravement Coqdor. Il a prouvé son innocence.

         Très droite, sans couleurs, mais forte malgré tout,  Ariane se pencha sur le cadavre de son fiancé.

         – Il faut l’examiner, dit-elle d’une voix changée. Savoir si nous pouvons tenter quelque chose…

         Tous l’admirèrent. La femme voulait espérer encore. Le médecin reprenait le dessus, avec le sens du devoir.

         On transporta Rédo au centre médical de l’astronef. Déshabillé, le corps ne montra aucune trace de blessure. Avec ses assistants, Ariane tenta la réanimation. Piqûres, insufflations pulmonaires, action des ultra-sons sur le cœur, tout fut mis en œuvre.

         Sans résultat. Rédo semblait égal à lui-même. Seulement son cœur ne battait plus. Il était mort, très simplement, au contact de ce feu vivant qui tuait dans la joie des victimes.

         Alors Coqdor regarda Ariane qui, consciente d’avoir tout essayé pendant trois heures, donnait enfin libre cours à son chagrin de femme et s’agenouillait devant Rédo, que recouvrait un linceul immaculé.

         – Ariane, dit-il, il y a dans ces abîmes des choses que nous ne pouvons comprendre. Mais Rédo a donné sa vie pour nous Et la voie est libre. Nous savons que ce feu tue… mais qu’il est la vie… Rappelez-vous Wekinson, les zoozias revigorés, et ce qui s’est passé sur la planète G-775… Ariane, transfigurée, le regarda :

         – Que voulez-vous dire, Chevalier ?

         – Que ce feu est la mort… et qu’il est aussi la vie…

         – Mais le cercle fulgurant s’est effacé en tuant Rédo.

         – Eh bien ! nous irons le chercher, à sa source… Et sa source, c’est le grand Flambeau… le grand Flambeau que nous pouvons rejoindre en quelques heures…

        

        

        

        

CHAPITRE XI

        

         Le sacrifice de Rédo ne semblait pas avoir été vain. Depuis l’instant où le cercle de feu vivant avait paru faire flamboyer l’armure-scaphandre, rien ne s’était plus manifesté contre le Vif-Argent. L’espace demeurait vide et noir et aucun obstacle ne s’opposait à la progression du navire.

         Une fois de plus, on avait écouté Coqdor.

         Le chevalier avait exposé son hypothèse. Puisque le cercle de feu avait eu sa proie, il semblait neutralisé, tel un monstre assouvi, un vampire gorgé de sang.

         La mission du Vif-Argent n’en demeurait pas moins la recherche du Kondor, et des éléments qui en avaient causé la perte. On savait déjà assez de choses sur le grand Flambeau, la planète-soleil, le feu vivant, pour avoir envie, comme le disait Robin Muscat, d’en savoir davantage encore. Et Coqdor avait proposé d’aller plus avant, de percer à tout prix le secret de l’étrange monde perdu dans la sphère noire.

         De plus, et cette idée survoltait Ariane malgré son désespoir, le chevalier pensait que le feu inconnu était capable, non seulement de détruire, mais de revitaliser.

         Hans Wekinson, quoique gravement brûlé, engendrait, par éclairs, une frénésie vitale incroyable. C’est cela qui lui permettait, non seulement de survivre alors qu’il eût dû mourir depuis longtemps, mais encore de faire refleurir des zoozias fanés, ou de rendre une ardeur de vingt ans à une infirmière sur le retour.

         Longuement, il avait parlé, devant Ariane.

         – Rédo Marek est mort. Mais qu’est-ce que la mort ? Il semble, jusqu’à nouvel avis, que son corps, que tout son organisme, soient intacts. Vous l’avez constaté, chère Ariane. Que lui manque-t-il pour être semblable à nous ? Le feu, l’étincelle, cet Esprit que les hommes de la Terre ont connu et vénéré depuis des millénaires, à travers leurs diverses croyances. Or ce feu, ne serait-ce pas celui du grand Flambeau ?

         Ariane espérait donc. En dehors des instants où le service médical la réclamait, elle se rendait dans une curieuse chapelle ardente qui avait été dressée pour Rédo.

         Point de catafalque couleur de nuit, de cierges sinistres, de tout cet appareil déplorable que les hommes ont accoutumance de placer autour de ceux qui ont quitté leur enveloppe charnelle.

         Rédo reposait dans le laboratoire du bord. L’ambiance était blanche, d’une clarté éblouissante. Ariane et ses collaborateurs avaient soigneusement nettoyé les organes extérieurs et intérieurs, avant de le placer dans un bain de plasma particulier, mélangé de cet intracorol cicatrisant des Vénusiens, le tout ayant la particularité d’interrompre la corruption.

         Des électrodes placées aux centres nerveux les plus délicats, tels que sous les aisselles aux saignées, ou encore à hauteur des glandes (surrénales, thyroïde, hypophyse, etc.) entretenaient une vie factice en obligeant les organes à fonctionner artificiellement.

         Si bien que, dans ce cadavre, pour l’appeler par son nom, il y avait un mouvement sanguin factice, une fausse respiration, une pseudo-sensibilité, qui se manifestaient par des réactions purement mécaniques, qu’on obtenait au toucher, ou avec l’injonction de sources de lumière et de chaleur.

         Pourtant Rédo était mort. C’était un fait incontestable. Mais ce mort continuait à donner l’apparence de la vie. Avec ses paupières closes, son éternel sourire figé depuis sa fin glorieuse dans l’espace, Rédo paraissait dormir, tel un héros satisfait du devoir accompli.

         Ariane était trop rationnelle pour s’illusionner. Elle savait que le rythme qui soulevait cette poitrine était provoqué par un agent extérieur, que ce cœur qui battait n’agissait que sous une impulsion électromagnétique, que ce sang était refoulé par des pompes hydropneumatiques infinitésimales…

         Tout était faux. La vie manquait.

         Le feu vivant, qu’on allait chercher dans ce monde inconnu.

         Robin Muscat n’avait rien objecté. Il était d’accord pour aller jusqu’au bout. Il était prêt à vivre, comme à mourir, pour la mission.

         Mais il était sceptique quant au résultat.

         – Il y a trop de choses qui ne « collent » pas, Coqdor, disait-il. N’oubliez pas qu’un nouveau cercle de feu peut reparaître. Certes, un autre héros se sacrifiera sans doute. Mais nous n’en finirons pas. Et puis, je ne m’explique pas pourquoi il y a une telle différence avec le cas de Wekinson. Le brûlé d’Endereka est gravement atteint. Et il vit. Rédo est intact. Pourtant il est mort. Or tous deux semblent avoir subi le même assaut, celui du feu mystérieux.

         – Tout cela est juste, mon cher inspecteur, rétorquait le chevalier. Mais le Cosmos recèle tant de mystères. Pourtant, dans cet univers harmonieux, tout a une raison, en finalité absolue. Ce qui ne veut pas dire que nous découvrions, ou devinions tout. Et il est vraisemblable que l’humanité finira sans avoir percé tous les secrets galactiques.

         Muscat disait en riant que cela restait fuligineux, et n’expliquait rien. Et il demeurait sceptique quant à l’arrivée sur la planète inconnue.

         – Que ces gens-là (car ce sont eux assurément qui déchaînent les cercles de feu) nous tiennent quittes à si bon compte, je n’en crois rien. Vous verrez qu’ils nous joueront encore un tour de leur façon.

         Pourtant, le Vif-Argent avançait toujours et le sidéroradar avait contacté la planète inconnue.

         En quelques quarts d’heure, on y parviendrait, à grande vitesse. Hugues, prudent, fit ralentir l’astronef. À bord, tous étaient résolus, piqués au vif dans leur curiosité.

         Matelots des étoiles, ils étaient prêts à combattre, bien que se disant que, si les hommes du Flambeau voulaient encore lancer un anneau flamboyant sur l’astronef, ils auraient peu de chances de s’en sortir.

         Mais rien ne se produisit. On approcha de ce monde mystérieux comme de toute planète normale. On finit par la voir dans les écrans de sidérotélé, puis, un peu plus tard, à l’œil nu.

         C’était incroyable, mais réel. Il y avait là un gigantesque corps céleste parfaitement isolé, n’appartenant à aucune constellation et ne suivant aucun soleil dans sa course galactique.

         La planète était d’assez grandes dimensions, en tout cas bien plus importante que la Terre ou Vénus. Son mouvement de rotation paraissait régulier, mais cette solitaire tournait sur elle-même et, fait plus remarquable, devait engendrer sa lumière et sa chaleur spontanément, ainsi que Coqdor et Rédo avaient cru le remarquer, l’un médiumniquement, l’autre en la survolant.

         Plus on avançait, et plus Muscat était troublé. Car, avant tout, il demeurait l’homme de la police, celui dont le métier, la vocation, était de trouver la vérité avant tout.

         Dans l’imbroglio énigmatique engendré par la planète du grand Flambeau, Muscat se tenait à son aise. Il avait vu tant de choses, au cours de ses enquêtes cosmiques. Mais le cas de Rédo lui tenait à cœur. Et, maintenant, il commençait à croire que le cœur d’Ariane et la raison de Coqdor prévalaient sur ses constatations.

         Celui qui n’avait pas hésité à se jeter dans le vide pour attirer sur lui le cercle fulgurant ne pouvait avoir été le même qui avait tenté de perdre le navire par l’émission d’un chant jouant, en quelque sorte, un rôle de maser, créant des vibrations particulières qui, métaboliquement, attiraient le feu maudit ou, peut-être, le faisaient naître spontanément dans l’espace, le procréant littéralement à partir de ce potentiel énergétique toujours stagnant dans l’univers, de ces prodigieuses réserves moléculaires sans cesse en suspens entre les mondes : placenta qu’un verbe mystérieux féconde parfois pour en faire naître un atome, une cellule, une gerbe de soleils ou un univers tout entier.

         – Rédo innocent… Comme le Martien H’Thor. Tout est possible. Mais je comprends de moins en moins.

         Ariane avait encore rendu visite à la dépouille de Rédo. Avec un amour total, elle s’était penchée sur le cercueil de plasma, avait observé le rythme artificiel communiqué au cadavre, vérifié les différents pulseurs.

         Tout était en ordre. Aucun signe corruptif ne pouvait apparaître. On savait maintenant conserver ainsi un corps indéfiniment.

         Un être qui pouvait demeurer, un siècle après sa mort, égal à lui-même en une impeccable conservation.

         Il ne lui manquait que ce tout petit détail : l’étincelle de vie.

         Devant les hublots, Hugues, Coqdor, Muscat, et tous les autres, regardaient la planète qui montait vers eux.

         Râx piaffait, comme à chaque escale. Le pstôr flairait l’approche des mondes nouveaux et brûlait de s’y dégourdir à la fois les pattes et les ailes.

         Mais, cette fois, l’animal familier du chevalier paraissait saisi d’une exaltation anormale. Il cabriolait comme s’il eût été très jeune, sifflait inconsidérément, bondissait après son maître et multipliait les extravagances en dépit des ordres de Coqdor.

         – Qu’a donc Râx ? s’étonna Muscat. Je ne l’ai jamais vu ainsi.

         Coqdor le regarda en souriant :

         – Il est vrai que, s’il a  beaucoup voyagé avec moi, et jusqu’aux confins du monde, il n’a jamais approché de pareille source vitale.

         – Vous pensez donc que son instinct lui fait distinguer, avant nous, l’approche du Flambeau, du feu vitalisant dont nous avons déjà ressenti les effets au moment de l’attaque de l’anneau ?

         – N’en doutez pas.

         On distinguait maintenant le relief de la planète. Monde immense, certainement très beau, et bien semblable à celui dont Rédo avait ramené des documents.

         Hugues, bien entendu, n’approchait son navire qu’après l’avoir mis en état d’alerte. Mais rien de suspect ni d’hostile ne paraissait.

         Le Vif-Argent, à très petite allure, commença le survol proprement dit, ayant pénétré dans l’atmosphère de ce monde inconnu. On voyait, par zones, les grandes flaques de clarté repérées par Rédo. On aperçut même au loin une cité. Mais on décida de n’en pas approcher et de ne toucher le sol qu’avec prudence, et dans quelque lieu isolé.

         Encore l’astronef demeurait-il à haute altitude et, par mesure de précaution, Hugues avait-il fait établir un réseau d’ondes dont les vibrations brouillaient les émissions photoniques. Son navire n’était pas absolument invisible, mais n’apparaissait, dans le ciel, que comme une tache imprécise qui pouvait être confondue avec les nuages.

         – Ces types-là peuvent nous contacter au radar… ou tout autre moyen technique. Ne nous ont-ils pas détectés en plein vide, comme le Kondor ?

         Coqdor pensait que ce peuple mystérieux n’en était pas au stade de la civilisation mécanique très poussée. Rédo avait observé un monde plus proche de l’antiquité terrestre.

         Et comme Muscat rappelait les drames qui s’étaient joués dans la sphère noire, Coqdor riposta tranquillement qu’il pensait que, sur cette planète, il y avait surtout des individus qui, comme lui-même, n’avaient pas absolument besoin d’appareils pour sonder l’espace, les êtres et les choses.

         – Ils n’en sont pas moins dangereux, dans ce cas, ronchonna l’inspecteur de l’Interplan.

         Cependant, il importait de reconnaître ce monde. Coqdor, chef de mission, demanda à Hugues de mettre un canot spatial à sa disposition. On pouvait normalement y tenir à quatre. Muscat accompagnait immanquablement le chevalier, avec le pilote.

         Ariane se porta volontaire pour la quatrième place. On s’inclina. Si quelqu’un pouvait aller à la recherche du feu inconnu, c’était bien elle.

         Et Râx fut emmené, lui aussi, toujours aussi exalté. Il ne quittait jamais son maître et, en son absence, eût été insupportable à bord.

         Il était si turbulent que Coqdor employa les grands moyens et, mentalement, implanta dans le cerveau du pstôr l’ordre de se tenir tranquille.

         Râx finit par obéir. Ariane, sur le canot, le plaça en partie sur ses genoux, lui caressant la tête ; et le petit monstre ne dit plus rien.

         Soigneusement refermé, le canot fut catapulté, environné de vibrations anti-photons qui le rendaient difficilement visible aux vues du sol. Il quitta le Vif-Argent, évolua un bon moment dans le ciel. Mais on ne voyait pas le grand Flambeau, ni d’ailleurs aucune cité.

         Un océan apparaissait au loin, mi-partie dans l’ombre, et mi-partie éclairé de lueurs pourpres du plus bel effet. On décida de se diriger de ce côté et de se poser sur ses rives.

         Le pilote y mena son engin. Muscat, Coqdor et Ariane virent monter le littoral, bizarrement dentelé, très pittoresque, avec des arêtes aiguës, des caps découpés pénétrant dans cette mer faiblement agitée, dont les vagues paraissaient de sang ardent, dans la lueur étrange, avec des reflets dorés du plus heureux effet.

         Doucement, le canot se logea entre deux rochers, comme dans un alvéole naturel. Et laissant le pilote à bord, les deux hommes et la jeune femme, avec le pstôr, posèrent le pied sur cette planète ignorée.

         Tout de suite, ils crurent sentir le terrain frémir sous leurs pieds ; ils respirèrent, ayant enlevé leurs casques, un air merveilleusement pur qui pénétrait les poumons, engendrant une impression de rare euphorie.

         C’était bien le monde du feu vivant, de cette vitalité si puissante qu’elle finit parfois par consumer ceux qu’elle dévore.

         Une végétation intense apparaissait, non loin du rivage. Des arbres élancés, feuillus à l’extrême, formaient une domaine d’un vert smaragdin qui contrastait avec l’ensemble empourpré et prenait des tons rutilants ou dorés, qui ajoutaient à l’enchantement général.

         Ils virent des oiseaux, dérangés par Râx qui les dénichait en courant.

         Des oiseaux d’émeraude et de rubis, lesquels créaient, en s’enfuyant, des arabesques étranges dans le ciel opalescent qui, n’étant pas illuminé par les astres, reflétait curieusement ces lueurs venant du sol.

         Une doctoresse en médecine et un inspecteur de police transférés dans un domaine féerique peuvent arriver à croire, ou qu’ils rêvent, ou que le décor est factice, trop voulu, banalement artificiel.

         Coqdor, lui, savait que cela était vrai. Son étrange esprit, fait pour les mystères du Cosmos, son cerveau rompu aux explorations du plus loin que le réel, le mettait de plain-pied dans la vérité de la planète-soleil.

         Pourtant, si ses subtiles antennes lui apportaient l’assurance qu’il n’était pas au bout de ses surprises, il pressentait aussi un danger. Ces enchantements, pour naturels qu’ils fussent, étaient le cadre d’une planète où vivaient des humains. Des êtres de chair et de sang, sans doute, entrevus par Rédo, mais vivant en dehors du monde galactique et, très certainement, férus d’idées étrangères au reste des hommes.

         Cependant, il voulait savoir. Ariane, elle, disait que le contact avec cette humanité énigmatique se révélait indispensable.

         – Si le Flambeau existe (et il existe, vous l’avez pressenti, Chevalier), et Rédo l’avait vu, c’est vers lui qu’il nous faut aller…

         – Si c’est possible, murmura Muscat, toujours réaliste. J’aime à croire que les anneaux flamboyants apparus dans le vide et dirigés contre les astronefs font partie du système de défense de ces individus, tout comme, d’ailleurs, ces flèches de feu qui ont assailli Rédo Marek en plein vol, et auxquelles il n’a échappé que par plongée subspatiale.

         Escortés de Râx qui délogeait toujours des animaux étranges, colombes phosphorescentes, chauves-souris aux ailes d’azur, reptiles d’ivoire et de pourpre, aux écailles tintinnabulantes comme celles des crotales de la Terre, ils descendaient vers l’océan. Instinctivement, partout, quand il arrivait sur une planète, l’homme cherchait l’eau, fleuve, lac, océan, sachant de toute éternité que la vie aime à se tenir là. Peut-être découvrirait-on, sinon un village, du moins quelque trace de vie humaine, d’industrie, si rudimentaire soit-elle.

         Pourtant, rien n’apparaissait qui indiquât l’artisanat humain. Seul le règne animal était abondamment représenté. Dans les eaux, on distinguait de bizarres poissons, aux nageoires en forme d’ailes, qui striaient les ondes pourpres de formes gracieuses et tourmentées à la fois, en teintes indéfinissables, la lumière d’écarlate et d’or donnant aux flots une tonalité particulière qui devait déformer la couleur intrinsèque de leurs habitants.

         Muscat était un homme trop précis pour ne pas tirer parti de la moindre observation :

         – Cet océan, c’est plutôt un lac. Rien n’indique ici un mouvement de la marée.

         – La Méditerranée de la planète-soleil, sourit Coqdor.

         Il regardait Râx qui tournoyait dans le ciel, chassant des envolées de volatiles évoquant à la fois les flamants de la Terre et les oiseaux-lucioles de Vénus.

         Ariane, au bout d’une heure de recherches, se tourna vers ses compagnons :

         – Je pense qu’ici, nous perdons notre temps. Cette contrée est vraisemblablement des plus sauvages. Il nous faut absolument arriver à proximité d’un domaine habité, parler avec des autochtones, savoir…

         Le chevalier prit la main de la jeune femme :

         – Patience, Ariane ; pensons surtout à ne pas nous découvrir trop tôt, ce qui serait imprudent. N’oubliez pas que, outre notre mission, nous agissons dans l’intérêt de Rédo.

         Il vit le beau visage se crisper. Ariane tremblait un peu en répondant :

         – Ah ! Coqdor. Pouvez-vous croire que, avec ce feu vivant, nous arriverions vraiment à…

         Elle n’osait aller jusqu’au bout. Très doucement, l’homme aux yeux verts acheva :

         – … Ressusciter Rédo. Pourquoi non ? À son corps intact, dégagé de toute corruption, il ne manque que…

         Il eut un geste vague. Il ne trouvait pas le mot exact.

         Ariane soupira. Ni Coqdor ni personne dans la Galaxie ne pouvaient sans doute définir l’essence de vie, celle qui animait la matière biologique, elle-même faite à la base d’éléments purement minéraux, transmutés ensuite en règne animal, avec l’apport très probable du végétal intermédiaire.

         Mais Robin Muscat interrompait ces propos purement spéculatifs, par un cri d’alarme :

         – Au lieu de discuter, regardez, là-bas, sur la mer…

         Ariane et Coqdor, arrachés à leur philosophie, tournèrent les yeux vers le large.

         Sur l’océan pourpre, une zone d’ombre s’étendait, très loin, jetant sur les flots une immense tache de nuit.

         Dans cette partie de l’élément liquide, des points lumineux mouvants se manifestaient.

         – Quels sont ces feux ?

         – Hum ! Le Flambeau, le feu vivant, les anneaux du vide. Je n’aime guère ce genre d’éclairage, grommela le policier.

         – Râx, viens ici, cria Coqdor, inquiet pour son monstre familier.

         Il ne le voyait pas, et le cherchait dans le ciel. Il l’aperçut, en effet, évoluant comme une chauve-souris géante, avec ses ailes membraneuses, et jetant une ombre accusée sur le ciel aux tons indéfinis.

         Mais, en même temps, il éprouvait un haut-le-corps :

         – D’autres flammes, dans le ciel… Viens, Râx, viens vite…

         Muscat identifia promptement ces apparitions avec les flèches de feu décrites et filmées par Rédo Marek. Ariane, observant ces lueurs dans le ciel et sur la mer, ne put s’interdire de les comparer à des fleurs étranges, des fleurs vivantes qui évoluaient avec une grâce un peu inquiétante.

         – Ouais ! lui jeta l’inspecteur de l’Interplan, et aussi quelque chose comme les fusées à tête chercheuse de nos vieux stratèges. Je propose de retourner au canot. Je ne sais si nous y serons à l’abri, du moins pourrons-nous échapper à ce feu d’artifice qui ne me dit rien qui vaille, en piquant une tête dans le subespace.

         Coqdor, un peu agacé, lui rétorqua :

         – Alors ? Si nous nous dérobons sans cesse, nous ne trouverons jamais le contact…

         – Mon cher Coqdor, fit aigrement le policier, j’aime à me rendre compte avant les pourparlers, quand il s’agit d’un monde totalement inconnu.

         Râx, hélé par Coqdor, s’abattait à leurs pieds et repliait ses ailes.

         Ariane intervint :

         – Je vous en prie, ne vous disputez pas… Courons au canot.

         C’était la sagesse. Ils se mirent tous trois à courir, le pstôr galopant à côté de son maître, incroyablement adroit de ses membres bizarres. Coqdor et Muscat, avec une galanterie instinctive, encadraient la jeune femme pour l’aider à progresser et lui éviter les obstacles.

         Ils se hâtaient ainsi sur le littoral. Ils pouvaient voir, sur la mer, que les fleurs de feu avançaient rapidement. Toute une théorie, comme une flotte fantastique, se dirigeait vers les plages de cet océan de rêve pourpre.

         Mais, dans le ciel, les flèches, d’ailleurs exactement semblables aux feux de la mer, se rapprochaient également, créant, sous la voûte céleste sans astres, une guirlande fulgurante qui engendrait un jour plus éclatant et faisait ressortir les couleurs des arbres, des floraisons et des oiseaux innombrables.

         Ils apercevaient, loin devant eux, la masse luisante de métal de leur canot, où le pilote les attendait.

         – Il faut lui envoyer un message radio, dit Muscat. Nous sommes à près de deux mille mètres. Il viendra à notre rencontre ; j’aimerais mieux ça…

         Il sortait de sa ceinture un micro portatif, allait appeler l’homme du canot.

         – Regardez, coupa Coqdor. Devant nous…

         – Autour de nous. Partout, cria Ariane. Les fleurs de feu…

         Des accidents de terrain, on les voyait jaillir. Elles semblaient naître spontanément, immenses gerbes évoquant la forme des colchiques, mais avec des pétales qui étaient autant de grandes flammes, presque blanches, légèrement striées de mauve et d’écarlate, en capricieuses volutes.

         Dans le ciel, sur la mer, sur le sol, partout, il y en avait des centaines, vivantes, mobiles, animées d’un souffle inconnu, répandant, au fur et à mesure qu’elles avançaient, cette impression merveilleusement euphorique que les astronautes avaient déjà éprouvée quand le cercle mystérieux avait enserré le Vif-Argent dans la sphère noire.

         Figés, incapables d’avancer, cernés de toutes parts, avec Râx qui sifflait plus longuement que jamais, Ariane, Muscat et le chevalier aux yeux verts virent ce peuple de feu vivant qui venait jusqu’à eux.

        

        

        

        

CHAPITRE XII

        

         Ariane et ses compagnons regardaient cette sphère flamboyante qui paraissait se resserrer sur eux. Que faire ? Ils ne savaient. L’horizon était barré de toutes parts et les yeux étaient éblouis de la clarté qui émanait des fulgurances, et aussi de ce mouvement incessant qui semblait animer ces fleurs vivantes comme au souffle de quelque vent venant de l’inconnu.

         Mais, maintenant, ils se rendaient compte du fait que le silence ne régnait plus sur la planète-soleil. Tout d’abord, ils avaient cru percevoir des fragments vocaux venant du large. Puis cela s’était accentué, augmentant progressivement d’intensité. Si bien que, maintenant, ils entendaient quelque chose comme un  chœur, émanant d’une chorale de mille, de dix mille voix, avec des accents étranges, envoûtants et angoissants à la fois.

         Des notes extraordinaires qui, cependant, n’étaient pas audibles pour eux de façon inédite. Ce chant, ils l’avaient déjà entendu et ils frissonnaient en y pensant.

         Des variantes, sans doute, des accents différents. Mais à peu près la même mélodie, chantée sur une fréquence inconnue des voix humaines normales.

         Ce que Rédo avait chanté, sur le Vif-Argent, pour attirer le cercle fulgurant contre lequel il s’était ensuite si héroïquement jeté pour les sauver de la destruction totale.

         Ariane, hallucinée, pensait que ce chant, c’était la mort de Rédo.

         Pourtant, comme Coqdor, comme Muscat, comme Râx qui donnait des signes d’allégresse, elle n’avait pas peur. Elle ne se sentait pas malheureuse en voyant fondre sur elle la masse du feu vivant. Une fois de plus, elle en ressentait le bénéfique rayonnement. Charme trompeur, qui préparait ses victimes à la mort en créant dans leur cœur une impression de joie factice et d’autant plus redoutable.

         Bientôt, instinctivement resserrés les uns contre les autres, avec le pstôr qui, les yeux mi-clos, subissant comme un animal qu’il était, sans possibilité de réaction, les trois amis se virent totalement enveloppés de la masse de feu.

         Le canot avait disparu à leurs regards. Du terrain, ils ne voyaient qu’une partie très restreinte, les rochers les plus voisins, avec quelques buissons. Mais le ciel et la mer étaient totalement cachés à leurs yeux par l’incroyable grouillement des fleurs fulgurantes qui, se balançant toujours mollement, qu’elles fussent aériennes, maritimes, ou terrestres, continuaient immuablement à avancer vers les trois humains et le pstôr.

         Coqdor tentait vainement une réaction, cherchant à envoyer sa pensée au-delà du cercle infernal. Mais il comprenait, sans perdre de son euphorie d’ailleurs, que tout était consommé.

         Ariane s’appuyait sur l’épaule du chevalier aux yeux verts :

         – Coqdor… Coqdor… Est-ce donc ainsi que nous devions mourir ?

         – Non, rugit une voix mâle, dont la violence fit tressaillir la jeune doctoresse et agita, au fond d’elle-même, les couches profondes de son âme déjà engourdie par l’effroyable enchantement.

         Le chevalier lui-même tressaillit. Il était demeuré lucide mais, en toute conscience, il lui semblait impossible de rompre cette sphère infernale, véritable entité vivante qui les enveloppait de son charme fatal.

         Alors un chant éclata, tout près d’eux, si bien qu’Ariane et Coqdor, sur le moment, ne purent se rendre compte de son origine.

         Muscat s’était redressé, de toute sa haute taille. Ses yeux clairs, si durs parfois, étincelaient littéralement. Il étendait le bras, tenant, au milieu de la main, un petit objet qui luisait aux reflets des innombrables fleurs de feu dansant autour du petit groupe qu’elles s’apprêtaient inévitablement à consumer.

         Quelle était cette nouvelle mélodie ? Ce qui semblait particulier, c’est que, tout en étant aussi extraordinaire que le chœur diabolique, elle ne lui ressemblait nullement. C’était cacophonique, extravagant, et n’eût pas déparé les productions des écoles dodécaphoniques et atonales des époques de décadence.

         Cela faisait frissonner de rage, grincer des dents, et produisait, chez l’auditeur, une impression chaotique, évoquant un désarroi de l’harmonie artistique qui est la seule vérité valable dans la recherche de la beauté. Et cela grésillait, nasillait, striant les tympans, hérissant les chairs, perturbant les cerveaux.

         – Pour l’amour du ciel, râla Ariane, que cela cesse. Je vais devenir folle…

         Coqdor, qui souffrait atrocement, lui aussi, soutenait la jeune femme. Muscat, toujours immobile, transpirait à grosses gouttes. Le policier devait faire un terrible effort sur lui-même pour demeurer dans la même position ; mais il luttait, il tenait bon, réprimant difficilement les tressaillements, les haut-le-corps, les mouvements convulsifs qui l’agitaient et se fondaient petit à petit en un tremblement incessant.

         Mais il étendait toujours la main, offrant le petit objet luisant.

         Râx, arraché à l’euphorie des instants précédents, sifflait douloureusement, et tournait ses bons yeux affolés vers son maître comme pour lui demander secours. Ariane était au bord de l’évanouissement, tant les vibrations maudites lui tenaillaient la chair, et Coqdor devait faire appel à sa puissance mentale, qui n’était pas minime, pour tenir quand même et continuer à envelopper la jeune fille d’un bras protecteur, mais malgré tout quelque peu grelottant.

         De l’envoûtement pernicieux, qui les préparait à la mort dans une béatitude fabriquée, ils étaient projetés dans une souffrance indicible, d’origine auriculaire, car l’invraisemblable polyphonie ne cessait pas.

         Coqdor, maintenant Ariane qui luttait contre la crise de nerfs, hurla soudain :

         – Le feu recule… Les fleurs s’éloignent…

         C’était vrai. Au fur et à mesure que le chant bizarre déroulait ses inharmonies, la sphère s’élargissait et les flammes vivantes semblaient rejetées, comme si, du groupe humain, une force fût née qui les eût victorieusement repoussées.

         C’était plus encore. On les voyait vaciller, comme sous l’impulsion d’un vent incroyable. Et quelques-unes, déjà, s’éteignaient.

         Alors Muscat éclata de rire, fit quelques pas, tenant toujours le petit objet. Coqdor constata alors que le fantastique contre-chant émanait de la chose et que l’inspecteur de l’Interplan agitait la main, ce qui provoquait une sorte de tressautement dans ce qu’il était bien difficile d’appeler une mélodie.

         Tout de suite, le chevalier s’aperçut d’un fait insolite. Les fleurs de feu paraissaient secouées de rafales à chaque mouvement de la main de l’inspecteur Robin Muscat.

         Il voulait comprendre, mais il avait encore trop mal. Pourtant, il devinait que les souffrances qu’ils enduraient était infiniment plus bénéfiques que les enchantements maudits, uniquement destinés à les précipiter dans la mort.

         Muscat courait, maintenant, tantôt élevant la main, tantôt l’abaissant au ras du sol, tantôt, courant vers la mer que le reflux des fleurs vivantes dégageait ; il se courbait et présentait le petit objet à ras des flots.

         Ariane, qui se reprenait, constatant elle aussi l’éloignement du péril, vit que, sur les ondes, les fleurs refluaient rapidement quand Muscat avançait avec l’objet qui chantait. Et quand il bondit au sommet d’un rocher, le bras en l’air, montant l’appareil d’où émanait la stridence redoutable, le ciel parut balayé, les fleurs s’éteignaient les unes après les autres, sans laisser de traces.

         Cela dura peut-être encore une demi-heure. Et puis les derniers feux s’éteignirent, disparurent.

         Muscat, dressé sur le littoral, referma la main. Il amena le petit objet à lui. On entendit un déclic. Et enfin, l’horrible mélodie cessa.

         Ariane et Coqdor, et aussi Râx qui grelottait encore, s’élancèrent en titubant vers le policier.

         – Dieu du Cosmos ! Muscat, comment avez-vous fait ?

         Muscat allait répondre quand Ariane cria :

         – Là. On vient. Regardez…

         Râx fit face, sifflant de colère, la gueule en avant, ses ailes membraneuses étendues.

         Coqdor le saisit par la peau du col :

         – La paix, Râx. Il faut voir…

         Devant eux, ils distinguaient un de ces chars tels que Rédo Marek les avait décrits, les ayant aperçus dans les rues des cités de la planète. Quelque chose comme un véhicule de l’antiquité terrestre, mais tiré par d’énormes volatiles, sans doute plus propres à la course qu’au vol.

         Trois personnages se tenaient dans le char. Des hommes. De belle taille, bien proportionnés, ils ressemblaient à tous les humains de l’univers, à cela près que leur épiderme était d’une blancheur laiteuse, à reflets dorés. Leurs yeux, à la teinte indéfinissable, aux regards lointains, se posaient sur les humains venus de l’espace. Ils ne semblaient ni hostiles, ni effrayés.

         Ils n’avaient pas d’armes apparentes et étaient vêtus d’amples tuniques faites d’un tissu inconnu, aux tons aussi indistincts que leur peau. Mais le reflet de la lumière intrinsèque de la planète y accrochait des ombres et des clartés du plus heureux effet.

         Muscat, Coqdor et Ariane les regardaient venir. Les arrivants arrêtèrent le char, que traînaient six oiseaux, sortes de grosses autruches aux pattes incroyablement fines. Deux d’entre eux demeurèrent sur le char, mais un seul avança, ayant mis pied à terre.

         Il prononça des paroles qu’ils ne comprirent pas. Mais Coqdor fit signe à ses amis de patienter.

         Il s’avança à la rencontre de l’arrivant, le salua. L’autre répondit au salut. Coqdor alors, se croisa les bras, s’immobilisa, les yeux fermés. L’homme parut surpris ; mais il attendit.

         Au bout d’un instant, son visage impassible s’anima. Il comprenait enfin, entendant le message télépathe du chevalier. Et un dialogue muet s’engagea entre le chevalier et l’homme de la planète inconnue.

         Enfin, Coqdor se tourna vers ses amis pour traduire.

         Ils étaient bel et bien sur la planète du grand Flambeau. Mais une loi intangible ordonnait aux gardiens de la flamme immense d’éloigner à jamais ceux qui approchaient de leur monde. Depuis des millénaires, ils avaient ainsi détruit des astronefs, toujours de la même façon, en suscitant le feu vivant, émanant du Flambeau, par le moyen du chant traditionnel. C’est de cette façon qu’ils avaient encore attaqué le Vif-Argent.

         – Il me dit mentalement, reprit Coqdor, que leur Maître, celui qui règne, pontife-roi élu, sur la planète, a été surpris d’apprendre le sacrifice de Rédo, et qu’il a ordonné de surseoir à la destruction de notre navire. Tout à l’heure, il ne voulait pas notre mort, mais les fleurs de feu avaient été provoquées pour nous mettre, s’il le fallait, hors d’état de nuire. Or, ils constatent que, pour la première fois, semble-t-il, dans l’éternité, non seulement des humains d’un autre monde ont réussi à venir jusqu’à eux ; mais encore qu’ils ont su agir sur le feu vivant qu’eux-mêmes savent faire naître au moyen des cantiques sacrés… Si bien que le Maître désire nous connaître, savoir ce que nous voulons.

         – Ce que nous voulons, cria Ariane. Ah ! Chevalier, dites-leur, dites-leur, je vous en prie… le salut de Rédo…

         Coqdor lui sourit et se tourna vers l’inconnu. Le dialogue mental recommença. Au bout d’un instant, Coqdor revint vers ses amis.

         – Si je comprends bien, ce peuple vit simplement, quoique spirituellement évolué. Il veille sur le Flambeau, c’est sa mission. Un corps évoquant les anciennes Vestales de la Terre est constitué par des patriciens et des patriciennes qui vivent dans la forteresse transparente repérée par Rédo… Mais ils sont déroutés, par leurs échecs vis-à-vis de nous…

         – Eh bien ! dit rudement Muscat, nous acceptons de traiter… d’égal à égal. Il faut leur dire cela.

         – D’égal à égal… Hum ! Le policier se mit à rire :

         – Ils n’ont pas pu nous avoir, n’est-ce pas ? Et leurs fleurs infernales sont en échec… Nous sommes forts et c’est cela qui les impressionne. Les hommes sont tous semblables dans la Galaxie, même s’ils veillent sur le feu sacré. Allons donc voir le Maître, si toutefois cela ne cache pas quelque traîtrise.

         – On nous propose de nous emmener sur des chars…

         – Merci. Je me méfie. Pas envie de me balader derrière leurs canaris géants. Nous irons, cher Coqdor, mais avec notre canot.

         Ariane murmura :

         – Il ne faut pas les indisposer, Muscat.

         Mais Coqdor trancha :

         – Après tout, je crois que Muscat a raison. Nous avons l’avantage. Profitons-en.

         Les inconnus acquiescèrent. En rejoignant le canot où le pilote les attendait, mort d’angoisse, ayant assisté, sans comprendre, à l’envahissement puis à la déroute des fleurs de feu, ils aperçurent plusieurs autres chars, tirés par de semblables coursiers. Les inconnus, dans leurs tuniques élégantes, étaient très calmes en apparence.

         Le cortège des chars repartit, le long du littoral, traversant tantôt des zones d’ombre, et tantôt des flaques du jour mystérieux qui semblait venir du sol lui-même. Le canot volait à petite altitude. Ariane s’était dominée pour ne pas se trouver mal. Maintenant, elle se remettait, et songeait à ce qu’elle avait entrepris. Un homme de la planète les accompagnait, l’interprète mental, qui semblait leur avoir fait confiance et avait simplement proposé ses services, ce qu’ils n’avaient pas voulu refuser.

         – Confiance pour confiance, cet homme est sincère, avait dit Coqdor, qui n’avait pas son pareil pour sonder les cerveaux et y transcrire ce qu’il désirait.

         Ils virent une cité, au bord de la mer, médiocrement éloignée de leur point d’arrivée. Mais, déjà, au loin, ils découvraient une formidable chaîne de montagnes avec, au sommet du mont le plus élevé, une sorte de rubis immense chatoyant dans la nuit.

         – C’est là… le grand Flambeau… dans sa citadelle de cristal.

         L’homme à la tunique confirma, à la demande muette de Coqdor. Mais le Maître les attendait dans la cité. Lui seul avait tout pouvoir, selon la loi qui régissait cette étrange humanité, vouée, semblait-il, à la seule sauvegarde de la flamme immense.

         Coqdor ordonna au pilote de descendre et de chercher une aire propice à l’atterrissage.

         Ce ne fut pas très difficile. Ils aperçurent bientôt une vaste esplanade, devant un palais très étendu, mais sans élévation, tout en terrasse.

         Coqdor sut, mentalement, par le guide, que là résidait le pontife-roi.

         Le pilote y mena le canot spatial. On ouvrit le sas et le guide fut invité à descendre.

         Muscat, prudent, demanda :

         – Attention, maintenant. Nous sommes peut-être dans un piège.

         – Je ne le crois pas. Ils sont seulement surpris que nous ayons pu parvenir jusqu’à eux, ce qui ne s’était sans doute que rarement produit au cours des siècles… jamais peut-être.

         – Chevalier, dit Ariane, je veux voir le Maître, lui parler.

         Muscat soupira mais décida que, lui aussi, il irait. Le pilote, une fois de plus, les regarda partir avec angoisse. Tous trois, et l’inévitable Râx, se retrouvèrent sur l’esplanade. La cité était assez vaste, construite au bord de la mer, où venaient mourir les derniers contreforts des montagnes gigantesques au sommet desquels on apercevait le temple de cristal.

         Les constructions étaient pures de style, très simples, mais élégantes dans leur sobriété. Toute la ville était construite dans un même matériau, presque blanc, mais qui prenait des tons étranges à la lueur particulière de la planète-soleil. Une bonne partie de la cité était d’ailleurs dans l’ombre, une ombre qui se déplaçait lentement, laissant place à de nouvelles zones éclairées, où dansaient et chatoyaient les coloris les plus divers.

         Une foule immense s’était massée. Hommes, femmes, enfants, tous vêtus à peu près comme les hommes des chars, dans leurs tuniques amples, contemplaient les arrivants dans un silence impressionnant.

         Le guide se tourna vers eux. Maintenant, il avait compris et n’utilisait pas la langue de la planète, qu’ils eussent été incapables de comprendre. Il continuait à s’adresser mentalement à Coqdor, et lui indiqua qu’il n’avait qu’à le suivre.

         Ils ne parlèrent plus. Derrière le guide, flanqués de Râx que Coqdor maintenait près de lui, ils gravirent les marches du palais, pénétrèrent dans des salles assez sombres où brûlaient des flambeaux, sur des torchères. Le feu évoquait bizarrement les fulgurances apparues dans le vide de la sphère noire, et ensuite autour d’eux, à leur arrivée.

         Et cela répandait partout cette joie de vivre qui émanait toujours du mystérieux flambeau.

         Muscat songea, in petto,  qu’il serait bon de se méfier. Mais il tentait de penser le moins possible. Il savait que Coqdor, grâce à ses facultés exceptionnelles, pouvait communiquer avec le guide, et avec d’autres indigènes, sans doute.

         Mais lui ne voulait pas qu’on lise dans sa pensée. Il craignait, par-dessus tout, qu’on ne connût ainsi le moyen dont il s’était servi pour chasser les fleurs de feu vivant et qu’on ne le privât, à l’avenir, de ce moyen.

         Ils furent dans une vaste pièce, très sombre. Des femmes en longues tuniques, très belles, semblait-il, amenèrent des sièges, vastes fauteuils où elles leur firent signe de prendre place. Ils obéirent, et le pstôr se blottit contre les genoux de Coqdor.

         Ils gardaient le silence. Leur guide avait disparu. Mais ils n’osaient plus rien dire. La pièce était vide, maintenant, les servantes s’étant retirées.

         Devant eux, ils voyaient une partie de la paroi laisser la place à un immense dispositif en colonnes, évoquant plutôt les tuyaux d’orgue. Comme le reste de la salle, ces colonnes semblaient taillées dans du cristal de roche, d’un ton vert sombre. Et cela formait une sorte d’arc, s’enfonçant dans le mur même, comme un vaste renfoncement. Muscat, toujours précis, compta les colonnes. Il arrivait à la centaine quand une ombre lumineuse passa, semblait-il, derrière le dispositif. Et l’ombre se reflétait tour à tour sur chaque colonne, qui la déformait, tandis que, déjà, elle se trouvait projetée sur la suivante.

         Ils comprirent qu’un personnage avançait, derrière le dispositif, qu’ils le voyaient, mais que cette vue imparfaite était voulue. Ainsi, le Maître, car ce ne pouvait être que Lui, demeurait anonyme. Le sage des sages avait aussi la sagesse de demeurer invisible à son peuple.

         À un certain mouvement, ils surent qu’il s’asseyait, face à eux, mais son ombre reflétée sur trois colonnes, à travers de la masse desquelles ils l’apercevaient, demeurait trop imprécise pour qu’on pût le distinguer.

         Ils retenaient leur souffle. Râx siffla légèrement. Une tape de Coqdor le fit taire.

         Tout de suite, Coqdor entendit la voix mentale :

         – Ne le frappez pas. Sa réaction est naturelle. J’aime les animaux, quels qu’ils soient. L’amour des animaux fait partie de l’amour du monde.

         – Très bien ! riposta Coqdor par le même moyen. Je veux seulement que mon pstôr ne vous importune pas. Pas plus que nous n’en avons l’intention nous-mêmes.

         – Pourquoi, ô hommes des planètes lointaines, êtes-vous venus ici ?

         Coqdor tenta une expérience. Il se mit à parler, pensant ses mots avec acuité. Ainsi, Ariane et Muscat pouvaient l’entendre, tandis que le Maître enregistrait mentalement.

         Cela marcha fort bien et le chevalier expliqua que, tout d’abord, le Kondor s’était perdu par hasard dans la sphère noire, puis que le Vif-Argent était venu chercher les raisons de cette perte, après le témoignage d’un rescapé.

         Le Maître répondit, muettement, et Coqdor transmit à ses amis :

         – Oui… Il y a quelque temps un navire a été détruit par le feu sacré. J’ignorais qu’il y eût un rescapé. Je m’explique votre retour. Nous avons voulu détruire ce second bâtiment. Mais il s’est passé quelque chose d’exceptionnel. Un de vos hommes s’est lancé au-devant de l’anneau de feu, l’a attiré sur lui.

         – Pourquoi cet homme a-t-il été tué, sans être brûlé, comme les autres ?

         – Parce que j’ai su, par nos ondes mentales (Nous possédons un réseau humain de mille télépathes sans cesse branchés sur le vide) que cet homme était des nôtres, d’une certaine façon. J’ai fait arrêter l’action du feu… mais trop tard, sans doute, pour lui sauver la vie.

         Coqdor était abasourdi :

         – Des vôtres. Cet homme était des vôtres ?

         Muscat et Ariane bondirent sur leurs sièges. Ariane craignait d’avoir compris et Muscat grondait :

         – C’était donc vrai. Il nous trahissait.

         – Je vous en prie, dit Coqdor. Vous n’entendez pas ce que dit le Maître. Laissez-moi comprendre.

         Il recommença à poser des questions. Muscat était crispé, croyant de nouveau à la trahison de Rédo Marek. Ariane sentait son cœur s’arrêter.

         Mais Coqdor, qui écoutait avec attention, cria soudain :

         – Non. Le Maître me le dit. Il est innocent. Depuis des siècles, les Wemyx (ce sont les hommes d’ici) veillent sur le flambeau sacré et en interdisent l’approche. L’équipe des mille télépathes a des pouvoirs formidables. Ainsi, pour faire naître à distance le chant magique qui attire le feu sacré émanant du Flambeau lui-même, ils choisissent, sur les astronefs imprudents qui pénètrent dans la sphère noire, un homme. Ils lui transmettent les éléments du chant. Et cet homme chante, sans savoir, sans comprendre, inconsciemment. Ce fut le cas de H’Thor le Martien, sur le Kondor. Et de votre cher Rédo, à bord du Vif-Argent.

         Ariane jeta un cri de joie et Muscat poussa un soupir de soulagement.

         – L’un et l’autre, reprit Coqdor, étaient innocents. Choisis au hasard par le formidable potentiel télépathique lancé contre l’astronef visé, ils n’étaient pas plus responsables de leur chant qu’un transistor qui ne fait que répéter les mots du speaker, situé parfois à des distances fabuleuses.

         Il y eut un instant de silence, à peine troublé par les sanglots étouffés d’Ariane. La joie, l’émotion se disputaient son âme. Muscat se détendit un peu. Coqdor, lui, n’était plus aussi serein. Petit à petit, son esprit exacerbé captait des effluves inquiétants. Bien que le Maître, quasi invisible, ne parût nullement hostile aux humains, il semblait à l’homme aux yeux verts qu’ils ne s’en tireraient pas comme cela, que le plus fort demeurait à faire.

         Et peut-être Râx partageait-il cette façon de voir, car il commençait à s’agiter, à émettre de temps à autre de petits sifflements d’inquiétude, et le chevalier devait user de son autorité pour le faire taire.

         Devant eux, ils découvraient toujours la théorie des colonnettes cristallines Les torchères de la vaste salle s’y reflétaient, bizarrement déformées, y jetant des taches dansantes, dont la pourpre contrastait avec la tonalité smaragdine qui dominait.

         Ariane cessa brusquement de pleurer :

         – Chevalier, puisque le Maître reconnaît l’innocence de Rédo, étant bien placé pour le justifier, puisqu’il a fait arrêter à temps l’action du feu dévorant sur lui, consentirait-il à nous aider, si nous pouvons le ramener à la vie ?

         Coqdor pensa fortement, en parlant, et expliqua au Maître l’état dans lequel la science des humains avait pu maintenir le corps sans vie de Rédo.

         – Vous ne souhaitiez pas sa mort. Le feu vivant des Wemyx peut-il lui rendre la vie ?

         – Ici, dit mentalement le Maître, nous vivons sans peine, jusqu’à un âge avancé… et nos corps usés finissent par rendre l’âme. Le rayonnement du Flambeau, sur lequel nous veillons depuis que le monde est monde, nous préserve de toute maladie. Il guérit les blessures. Mais, quelquefois, il dévore et tue… Nous ne savons même pas — je sens que vous brûlez de me le demander — quand cela a commencé. Savez-vous, vous-mêmes, sur vos planètes, à partir de quel instant du Temps a débuté la vie de vos ancêtres ? Pouvez-vous fixer une date à la Création ? Nos traditions remontent vers l’infini. Nous savons que le Flambeau est là ; que, il y a des millénaires, ceux qui ont donné naissance à la race des Wemyx ont construit la grande coupole qui le protège… Et que nous devons éloigner tous les intrus. Il y a encore une foule de choses que je devrais dire, mais ce serait trop long.

         Ariane grillait de savoir ce que pensait le Maître, mais elle n’osait l’interrompre. Et Muscat, lui aussi, donnait des signes d’impatience.

         Coqdor demanda l’autorisation de traduire la pensée du pontife des Wemyx, pour ses amis.

         – Qu’il nous donne une réponse, dit le policier, un peu brutalement. Il s’agit de la vie de Rédo. Croit-il, comme nous le pensons, qu’un corps sauvé de la corruption puisse recevoir de nouveau la vie, et le grand Flambeau est-il susceptible de la lui communiquer ?

         Coqdor posa la question à haute voix et reçut une réponse mentale :

         – C’est peut-être possible. Le cas ne s’est jamais manifesté, de mémoire de Wemyx. Il y a eu des résurrections, en effet, après des accidents. Mais ce fut uniquement alors que les victimes venaient de périr à proximité du Flambeau, et qu’on les soumettait sans retard à son rayonnement.

         Coqdor transmit à Ariane et à Muscat et demanda :

         – Comment cela peut-il se faire ? Faut-il exposer le corps au Flambeau lui-même ?

         – Ce serait souhaitable, fut la réponse. Mais sur notre monde, toute flamme, toute émission, lumière ou chaleur, émane du Flambeau. Une seule étincelle suffirait peut-être, insufflée par les narines du patient. Puisque, ainsi que vous me le dites, vous avez reconstitué les fonctions physiologiques du sujet par des moyens artificiels, il est vraisemblable que, sous l’action du Feu vivant, il réagira favorablement.

         – C’est-à-dire qu’il… revivra ?

         – Je le crois.

         – Maître des Wemyx, accepteriez-vous de nous aider, de rendre la vie à notre compagnon ? Faut-il, pour cela, l’amener au grand Flambeau ?

         Ils virent la forme imprécise du Maître faire un geste :

         – Non. Inutile. Je vous le dis, nous vivons ici de ce feu vivant. Il suffirait de prendre un peu de feu venant de notre monde, une seule étincelle d’une de ces torchères, par exemple, pour tenter l’expérience. Car ce serait une expérience. N’avez-vous pas constaté que nous pouvions envoyer, sous l’impulsion de notre machine télépathique aux mille rouages vivants, des anneaux de feu dans le vide, loin de notre sol, pour détruire les navires ?

         Coqdor, la gorge serrée, demanda encore :

         – Alors… c’est oui ? Vous le sauverez ?

         – Il vous suffira de l’amener ici…

         – Ne pouvez-vous nous autoriser à emporter un peu de feu vivant ?

         – Impossible. Ce serait contraire à nos lois.

         Coqdor demanda un instant au Maître et redit tout cela à Ariane et à Muscat.

         Le policier serra les lèvres et se tut. Tout cela l’exaspérait, il estimait que c’était beaucoup de verbiage, beaucoup de marchandages autour d’une vie humaine.

         Ariane ne réfléchit pas tant :

         – Chevalier… Dites au Maître que nous allons chercher le corps de Rédo. Et remerciez-le…

         Muscat pensa que c’était aller un peu vite, mais il se reprit, craignant de sentir sa pensée sondée et devinée.

         – Maître des Wemyx, dit Coqdor, nous irons donc quérir notre malheureux camarade, l’amènerons ici…

         C’est alors que le Maître pensa quelque chose qui foudroya le chevalier aux yeux verts, pourtant patiné contre les émotions violentes.

         – C’est très bien ainsi. Et je le crois un sujet d’élite… Il nous a servis pour la transmission du chant magique, dans la catalysation des anneaux de feu. Ici, il pourra, s’il le veut, prendre place parmi les patriciens qui veillent sur le Flambeau, dans la forteresse transparente.

         – Mais, râla Coqdor, il ne pourra rester ici… Il repartira avec nous, s’il revient à la vie. Il est fiancé avec Mlle Ariane Rommans, ici présente et…

         La pensée du Maître se faisait très douce, insinuante :

         – Mlle Ariane l’épousera si elle le désire. J’y consens. Deux époux peuvent prendre rang parmi ceux qui veillent le Flambeau.

         – Voudriez-vous dire que…

         – … Qu’il n’est évidemment pas question de départ. Depuis le début du monde, les Wemyx, et les Wemyx seuls veillent sur le Feu vivant. Vous trois et votre ami, si nous le rappelons à la vie, demeurerez avec nous. La Loi ne permet nullement à un Wemyx de repartir…

         – Mais nous ne sommes pas des Wemyx…

         – Par le rayonnement du Flambeau, si… Unique dans l’Univers (Notre Tradition l’affirme) il est coexistant à l’origine même de la Création. Si une seule étincelle s’en échappe, elle pourrait servir à engendrer un autre monde, et vous imaginez quelle catastrophe pourrait en résulter. Je vous autorise à aller chercher le corps de votre ami pour l’essai de résurrection. Mais je vous informe que, de toute façon, vous ne quitterez plus jamais notre planète par la suite.

         Coqdor avala sa salive, toussota et, aussi posément que possible, redit tout cela à Ariane et à Muscat.

         Ariane voulut parler, proposant d’accepter pour elle, de revenir avec le corps de Rédo, mais de libérer Muscat et Coqdor.

         Muscat ne lui en laissa pas le temps.

         – Coqdor… Transmettez, je vous prie, au Maître : et si nous refusons ?

         – Je crois, mon cher Muscat, qu’il ne nous laisse guère le choix. Et si nous voulons sauver Rédo Marek…

         – N’a-t-il pas dit que tout feu venant de ce monde ferait l’affaire ?

         – C’est exact.

         – Alors, maintenant, à moi de jouer…

         Coqdor et Ariane, stupéfaits, virent Muscat se lever, sortir de sa poche un petit objet brillant, presser un déclic…

         Une mélodie s’éleva, non celle qui avait chassé les fleurs de feu qui arrivaient sur les astronautes, mais exactement celle qui, dans l’espace, chantée par Rédo, avait attiré sur le Vif-Argent le cercle fulgurant.

         Ariane râla :

         – La voix de Rédo… C’est la voix de Rédo…

         Derrière les colonnes translucides, on voyait que le Maître avait fait un bond. Dans la salle, des hommes se précipitaient, brandissant des armes blanches, rudimentaires, sabres et javelots. Coqdor commençait à comprendre pourquoi il s’était senti mal à l’aise.

         Mais un phénomène ahurissant se produisait. Les flammes des torchères réagissaient au chant, vacillaient sur leurs bases. Et on les voyait se détacher, grandir, s’étendre, devenir autonomes, sans foyer de combustion.

         Quittant les torchères qui grésillaient tristement, les flammes, devenant plus blanches, plus grandes, brûlant dans le vide, véritables fleurs flamboyantes, tournaient dans la vaste salle autour des trois amis mettant, entre les Wemyx et eux, un fantastique barrage de feu vivant…

        

        

        

        

CHAPITRE XIII

        

         Des reflets rouges dansaient une sarabande effrénée sur les fonds d’émeraude, formant un véritable carrousel au milieu duquel se tenaient toujours les trois astronautes et le pstôr.

         Sentant le danger qui éclatait, Râx sifflait, montrait les dents, et battait l’air de ses ailes membraneuses, en position de combat. Coqdor avait toutes les peines du monde à le retenir.

         Au-delà du barrage des fleurs de feu, les Wemyx, l’arme au poing, paraissaient hésitants, décontenancés qu’ils étaient par cette incroyable danse du feu vivant, dont l’origine devait leur échapper.

         Derrière la longue théorie des colonnes vertes, l’ombre lumineuse du Maître s’était effacée.

         Ni Ariane, ni Coqdor ne comprenaient ce qui se passait. Ils voyaient les fleurs de feu, ne reposant sur rien, qui évoluaient à peu près à hauteur de leurs yeux, montant et descendant lentement, oscillant comme sous l’effet de quelque vent mystérieux. Mais le cercle se refermait lentement, tandis que la voix de Rédo continuait à psalmodier interminablement le chant magique, le chant des Wemyx, celui qui lui avait été transmis télépathiquement pour précipiter l’astronef à sa perte.

         Coqdor comprit tout à coup que c’était dans l’esprit de son ami Muscat qu’il lui fallait chercher, pour découvrir la vérité et, tout en maintenant Râx pour qu’il ne tentât pas de se jeter sur les Wemyx à travers le cercle fulgurant, tout en offrant à Ariane une main secourable, le chevalier, bien que les circonstances fussent peu favorables aux expériences psychiques, se mit à fouiller mentalement dans le crâne de Muscat.

         C’est ainsi qu’il comprit presque aussitôt quand, à la place de la mélodie bizarre qui, incontestablement, était chantée par Rédo, s’éleva une fois encore l’irritante cacophonie qui, lors de leur arrivée sur la planète, avait provoqué l’éloignement et l’extinction de la ruée flamboyante qui les avait assaillis.

         Muscat agissait au moyen de son micromagnéto. Il avait enregistré, en temps utile, le chant de Rédo pour pouvoir confondre celui qu’il considérait alors comme un félon. Il gardait sur lui le pouvoir incroyable d’agir sur le feu vivant des Wemyx, sur les étincelles du grand Flambeau.

         C’est ainsi qu’il avait arraché aux torchères les flammes qui y brûlaient, à la grande stupéfaction des Wemyx et du Maître lui-même, peu accoutumés à voir le feu sacré obéir à d’autres qu’à eux-mêmes.

         Ces êtres dont la civilisation stagnante, semblable à elle-même depuis des temps immémoriaux, n’avait engendré aucune technique mécanique particulière, ne pouvaient évidemment admettre ce qu’était un enregistrement de la voix humaine, cette voix eût-elle été, comme c’était le cas, subjuguée par leur volonté.

         Mais les fleurs de feu se rapprochaient, enveloppaient les cosmonautes.

         Muscat pressa un déclic. On vit violemment tressaillir le cercle fulgurant. La tempête paraissait naître sur eux. Les flammes se courbèrent toutes à la fois, non vers le centre du cercle où se tenaient Coqdor, Ariane et Muscat avec Râx, mais vers l’extérieur du cercle.

         Et les colonnes translucides reflétèrent la déformation de ce phénomène, en une féerique image mouvante, indescriptible comme inexplicable.

         Les stridences émanant du micromagnéto, maintenant, se synchronisaient avec le mouvement d’éloignement des fleurs de feu. Elles reculaient, élargissant le cercle et, par ce mouvement même, obligeant les Wemyx à prendre du large, effarés devant une pareille révolte du feu vivant.

         Muscat gronda :

         – Il faut sortir d’ici, Coqdor. Soutenez Ariane. Je marche devant.

         Le chevalier prit la jeune femme par le bras :

         – N’ayez crainte. Nous en sortirons.

         – Et Rédo ? soupira la doctoresse.

         – Nous aviserons. Venez.

         Muscat marchait, portant à bout de bras le micromagnéto, d’où continuait à émaner la voix de Rédo, MAIS DIFFUSÉE PAR LA BANDE MAGNÉTIQUE SE DÉROULANT À L’ENVERS, ce qui produisait ces dissonances et ces sonorité inharmoniques.

         Le policier, qui emmenait avec lui le micromagnéto pour tenter de susciter à volonté les mouvements du feu vivant, avait eu cette idée au moment où, sur la rive de l’océan pourpre, ils avaient été enveloppés de toutes parts.

         Le raisonnement avait été rapide. Dans ce cas désespéré, Muscat avait songé qu’il y avait évidemment, non magie dans l’impulsion que donnait la voix humaine au feu vivant, mais mécanisme moléculaire inconnu.

         Il avait pensé, de façon fugace, alors que la sphère de feu arrivait sur eux, que les notes attirant le mystérieux élément, une fois inversées, pouvaient peut-être le faire reculer.

         Ce qui s’était en effet produit, et avait permis aux cosmonautes d’en imposer aux Wemyx, de pouvoir être reçus par le Maître.

         Muscat, maintenant, se sentait fort. Le micromagnéto lui permettait de faire avancer ou reculer les fleurs de feu. Il trouva, devant lui, la route libre. Les Wemyx s’étaient enfuis, ne connaissant sans doute que trop l’action des étincelles du grand Flambeau. Si bien qu’Ariane, comme dans un rêve, se retrouva hors du palais, sur l’immense esplanade, soutenue par Coqdor et précédée de Muscat. Râx ne les quittait pas.

         Au-dehors, ils revirent leur petit astronef, le canot spatial. Le pilote se tenait devant, bouleversé lui aussi de voir les flammes vivantes qui sortaient du palais et se perdaient, refoulées par la mélodie maintenant diffusée à l’envers.

         Mais, sur l’esplanade, il semblait que le peuple entier des Wemyx se fût rassemblé.

         Ils étaient plusieurs milliers, incontestablement. Les gardes armés se tenaient parmi eux. Silencieux, écrasés par ce renversement de situation, le peuple gardien du Flambeau devait penser que c’était la fin de son règne, de son isolement. Ces intrus, non seulement avaient réussi à poser le pied sur leur planète, mais encore ils commandaient, bien mieux qu’eux-mêmes, au feu vivant.

         Car, s’ils savaient évidemment le faire évoluer à leur gré, jamais ils n’avaient découvert le moyen de forcer les fleurs de feu à reculer et à s’éteindre.

         Muscat gardait le micromagnéto en action. Les fleurs de feu, jaillies du palais, comme soufflées par le mouvement des particules que provoquait le son ainsi truqué, s’éteignaient les unes après les autres, sous les regards consternés des Wemyx.

         Coqdor, maintenant, avait lu l’explication dans le cerveau de Muscat et il souriait. Ariane, elle, n’avait qu’une idée : tout cela était peut-être très fort, elle faisait confiance à Robin Muscat.

         Mais cela ne donnait pas le salut de Rédo.

         Ils furent près du canot spatial. Le pilote les aida à y monter. À ce moment, il y eut un grand cri dans la foule, une immense rumeur qui monta vers le ciel sombre, seulement éclairé en dessous par les lueurs émanant de la planète-soleil.

         Le canot vrombit, s’envola, piqua vers les nuages et disparut, laissant le monde Wemyx dans le désarroi le plus complet.

 

*

 

         À bord du Vif-Argent qui continuait à croiser dans les parages de la planète-soleil, Ariane se tenait dans la chambre blanche où reposait le corps de Rédo.

         Les appareils de synthèse physiologique fonctionnaient toujours à la perfection. On eût juré que Rédo dormait, avec ce simple mouvement respiratoire qui reproduisait merveilleusement l’impression d’une poitrine qui se soulève en cadence.

         Pourtant, Rédo n’était plus. Son âme, peut-être, s’était déjà envolée.

         La jeune femme ne disait plus rien, ne s’occupait plus de rien en dehors de la surveillance de la conservation de ce mort en sursis et, avec la plus grande conscience, des soins éventuels à donner aux membres de l’équipage.

         Auprès du capitaine Hugues, Muscat et Coqdor relataient les modalités de leur escale sur la planète-soleil.

         – Certes, disait Coqdor, Muscat a eu une trouvaille de génie.

         – Non, mon vieux Coqdor. J’ai eu peur. Et c’est à ce moment que j’ai trouvé, ou plutôt que j’ai risqué ce truc enfantin, mais irrésistiblement logique. Ce qui tourne à l’envers produit le contraire de ce qui tourne à l’endroit.

         – En tout cas, nous nous sommes sortis des griffes des Wemyx. Le Maître n’était nullement mal disposé à notre égard… mais il voulait nous garder avec lui. Nous ne lui en demandions pas tant.

         Le capitaine Hugues soupira :

         – Quel drame ! Vous avez su agir sur le feu vivant… bien mieux que les Wemyx eux-mêmes. Le Maître vous a expliqué qu’une seule étincelle émanant du grand Flambeau pouvait servir à ranimer un mort récent, ou un corps maintenu en état comme celui de Rédo. Mais cette étincelle, malgré vos efforts, vous ne l’avez pas ramenée.

         Coqdor était soucieux. Une grande tristesse s’imprimait sur le front haut de l’homme aux yeux verts.

         – Oui. Il faudrait, de nouveau, tenter de se rapprocher de la planète.

         – Mais les Wemyx vont tenter de nous détruire.

         – J’ai une arme, cria presque Robin Muscat, en brandissant le micromagnéto comme un trophée de victoire.

         Coqdor intervint :

         – Je pense que, peut-être, ce ne sera pas suffisant. Il faut nous éloigner de ce monde. Notre mission est remplie. Nous savons ce qui a causé la perte du Kondor et qu’il faut à tout prix éviter de tels parages. D’ailleurs, cette planète n’offre que peu d’intérêt en ce qui concerne la prospection. Qui pourrait réduire les Wemyx à merci ? Notre victoire sera, j’en suis sûr, de courte durée. Oui, Muscat, ne vous vexez pas, mon cher vieux. Mais le Maître et les autres sages vont réagir. N’oubliez pas qu’ils ont à leur disposition mille télépathes capables d’envoyer des fleurs de feu à des distances considérables de la planète.

         – Alors, fit Muscat avec humeur, vous voulez notre départ ?

         – Cela me semble prudent. Les Wemyx finiront par avoir raison et par être les plus forts. Car il y a le Flambeau. À peine avons-nous aperçu, de loin, sa lueur fantastique sous la coupole transparente, au sommet des gigantesques montagnes du monde Wemyx. Savons-nous quelle en est la Nature ? Non, certes. Il est le feu de Vie et de Mort ; et nous l’avons vérifié. Une voix enregistrée pourra agir sur des fleurs de feu, c’est vrai. Mais sur le Flambeau lui-même. Non, croyez-moi, il faut partir.

         – Je me range à cet avis, dit le capitaine Hugues, dans l’intérêt de mon bâtiment et de ceux qu’il transporte.

         Muscat rageait :

         – Bon. Vous n’avez plus confiance dans le micromagnéto. Je n’ai qu’à m’incliner.

         Il avait sorti l’appareil de sa poche et jouait nerveusement avec le déclic. Par instants, on entendait des bribes du chant magique, tantôt à l’endroit, et tantôt à l’envers.

         Râx frémissait, en entendant cela et Coqdor dut le faire tenir tranquille, pendant que l’inspecteur de l’Interplan bougonnait.

         Les trois hommes poursuivirent leur conversation un bon moment. Muscat jouait toujours rageusement avec le merveilleux petit appareil.

         Coqdor, un peu agacé parce que le pstôr devenait fébrile comme un chat qui sent l’orage, finit par lui dire :

         – Je vous en prie, Muscat. Rangez votre truc. Il est épatant, j’en conviens et je vous suis éternellement reconnaissant d’avoir su, grâce à lui, nous permettre d’échapper à une captivité définitive parmi les servants du flambeau éternel. Mais ce n’est pas une raison pour…

         – Mais oui. Je vous donne satisfaction, dit le policier, furieux. Je le range, mon truc, comme vous dites.

         Et comme la bande inversée émettait les sons cacophoniques qui savaient éloigner les fleurs de feu, il pressa un déclic de l’ongle, pour arrêter l’émission.

         Seulement il se trompa de contact, sans s’en rendre compte. Une idée lui vint, au moment de fourrer le micromagnéto dans sa poche.

         À ce moment, le cockpit du Vif-Argent vibra brusquement. Ensemble, les trois hommes avaient bondi :

         – Que signifie ?…

         – Ce bruit. C’est le sas-catapulte.

         – Un canot à l’espace. Qui s’est permis, sans mon ordre ? vociféra le capitaine Hugues.

         Il bondit vers l’interphone. Déjà, sur l’écran du vidéo intérieur, un visage bouleversé apparaissait : celui d’un de ses officiers :

         – Capitaine, il vient de se produire…

         – Un canot a été mis à l’espace. De quel droit ?

         – Je n’y comprends rien, Capitaine. Il ne manque personne parmi l’équipage…

         – Hein ? Vous êtes fou. Il n’est pas parti tout seul…

         Hugues se précipita vers la section des canots. L’un d’eux manquait, en effet, dans son alvéole. Les matelots du Vif-Argent étaient là, abasourdis.

         Coqdor eut soudain une exclamation, quitta le groupe, courut vers la section infirmerie.

         Il demeura foudroyé, bien qu’il eût pressenti la vérité.

         Le lit-cercueil contenant le corps de Rédo était vide. Le plongeur mort avait disparu.

         Coqdor eut un mouvement pour s’élancer à la recherche de quelqu’un ; puis il s’arrêta, eut un geste fataliste :

         – J’aurais dû m’en douter…

         Hugues, Muscat et les autres fouillaient le navire. On redoutait une nouvelle traîtrise des Wemyx. S’ils savaient se servir du cerveau d’un matelot d’astronef à distance, pour faire entendre le chant magique, ne savaient-ils pas aussi suggestionner quelqu’un pour lui enjoindre de mettre un canot spatial à l’espace ?

         Mais Coqdor revint vers eux :

         – Ne vous affolez pas. Ce mal est sans remède si toutefois c’est un mal.

         – Que voulez-vous dire ?

         – Quelqu’un sait où est la doctoresse Rommans ?

         On se regarda, on chercha. Il fallait se rendre à l’évidence. Ariane, elle aussi, avait disparu.

         – Ils l’ont enlevée, hurla Muscat. Elle et le corps de Rédo. Ils ont…

         – Non, dit doucement le chevalier. Elle est partie volontairement, Muscat. Pour rechercher cette étincelle de vie que nous n’avons pas su ramener avec nous. Et elle a emmené le corps de Rédo, ce qui a été très facile, en le faisant glisser sur un lit à mouvement magnétique. Elle l’a placé dans le canot, et elle est repartie pour le monde des Wemyx…

 

 

*

 

         Rédo Marek ouvrit les yeux.

         Il vivait. Il savait qu’il vivait. Il prenait conscience.

         Il ne se réveillait pas, parce qu’il n’avait pas dormi. Il avait été mort et il retrouvait la vie, c’était tout.

         Parce que son corps, son enveloppe cosmique, avait été soigneusement gardée intacte pendant cette période de non-vie.

         Et parce que l’étincelle de vie avait de nouveau pénétré en lui.

         Il reprenait conscience dans une ambiance merveilleuse. Des chants étranges résonnaient à ses oreilles. Des chants qui lui étaient familiers, comme s’il les avait déjà entendus dans une autre vie, en dépit de leur exceptionnelle tonalité.

         Et il était plongé dans une lumière extraordinaire, il ressentait la douce chaleur d’une flamme telle qu’il n’en avait jamais imaginée. Et tout lui semblait beau, harmonieux, incroyablement doux à vivre.

         Surtout, il voyait Ariane.

         Il pouvait encore penser, ce mort qui redevenait vivant, que c’était un mirage, une illusion inconnue d’au-delà des frontières de l’existence normale des hommes.

         Mais non, c’était vrai. Ariane était là. Ariane lui parlait. Ariane était vraie, vivante, magnifiée par le miraculeux rayonnement de la grande flamme inconnue qui les entourait et les baignait dans une euphorie jamais éprouvée.

         Ariane était là. Cela lui suffisait. Il était heureux de vivre, parce qu’il devait vivre avec elle. Il l’aimait. Et il savait que cet amour était partagé.

         Aussi il lui était bien égal de vivre dans telle ou telle planète, dans tel ou tel univers.

         Pourvu que ce fût avec Ariane aux yeux d’ambre.

         Et il était si heureux, qu’il savait qu’Ariane et lui étaient unis pour toujours.

         Rédo, le re-vivant, sourit, remua, prononça le nom d’Ariane et se leva.

         Main dans la main, salués par les chants ésotériques des Wemyx, les deux nouveaux servants marchèrent dans la clarté du grand Flambeau, sous la coupole immense, dans la forteresse transparente de laquelle ils ne devaient plus jamais sortir vivants…

         À Endereka, quand le Vif-Argent revint de sa mission, le vieux professeur Zell versa quelques larmes sur sa chère assistante. Mais il avait été jeune et passionné. Il comprenait. Plutôt que de laisser Rédo dans la mort, elle avait préféré demeurer, à jamais, avec lui, sur la planète-soleil.

         Maintenant, le gouffre de vide séparant le Sagittaire du reste de la Galaxie était réputé « espace dangereux ». Nul astronef ne devrait jamais s’y aventurer.

         Parce que, d’autre part, il n’y avait plus aucun moyen d’agir sur les cercles flamboyants. En voulant arrêter la bande du micromagnéto, Muscat, dans un mouvement d’énervement, s’était trompé de bouton, et il avait provoqué l’effacement de l’enregistrement. La voix de Rédo émettant les harmonies magiques ne pouvait plus être diffusée, ni dans un sens ni dans l’autre.

         Coqdor le consola :

         – Tout n’est peut-être pas perdu du Flambeau, mon cher Muscat. Vous savez que le professeur Zell nous a donné les meilleures nouvelles de Hans Wekinson, le rescapé du Kondor. Ses brûlures s’effacent et il revient à la vie, sous l’impulsion du feu vivant. Bientôt, il sera de nouveau sur pied, lucide, normal, malgré ses amputations.

         – Vous avez raison, s’écria Muscat. Et il arrive ce que redoutait le pontife-roi des Wemyx. Une étincelle a tout de même échappé au grand Flambeau. Un homme, hors du monde interdit, la porte en lui. Et je me souviens des paroles du Maître : « cette étincelle pourrait servir à engendrer un autre monde, et vous imaginez quelle catastrophe pourrait en résulter ».

         L’homme aux yeux verts lui tapa sur l’épaule :

         – Aussi, mon cher Muscat, je crois qu’il faudra garder le silence. Inutile de révéler tout cela à Wekinson, quand il sera guéri. Qu’il vive et qu’il meure sans savoir le pouvoir qu’il porte en lui. Parce que, à l’idée qu’il y a parmi nous un seul homme animé par le grand Flambeau, j’avoue que je ne me sens pas absolument tranquille…

 

 

FIN

        



[1] Voir : « Fréquence ZZ », même auteur, même collection.

[2] Voir : «Ici finit le monde», même auteur, même collection.